MOONFLEET, Fritz Lang, 1955
Le cercle brisé
Dès le génerique, la dynamique et la respiration de Moonfleet nous sont données. Une vague surgit dans une crique, s’y engouffre, puis se fracasse contre les rochers, ne laissant d’elle-même qu’un tourbillon d’écume. Au second, troisième, quatrième plan, etc., les vagues se succèdent, se gonflent, pleins d’une violence contenue, pour se briser, enfin, avec fureur. Pour quelles raisons ces plans sur la mer et les vagues sont-ils les plux beaux qu'on ait jamais filmés? Mystère inexplicable de l’art, sauf si l’on admet que le regard du poète peut pénétrer le monde si intimement, qu’il magnifie dès lors, tout ce qu’il voit. Voilà qui renvoie au néant tous les testaments cocteauesques. La poésie réside dans la vérité et la connaissance. Elle ne peut se camoufler dans le truquage.
Il est temps, en effet, de parler de poésie à propos de Lang. A ne disserter que sur son génie de l’écriture, sur son art sans égal à manier les concepts et la dialectique, on en oublie le premier contact de l’artiste avec son oeuvre, cette lente projection de son être le plus intime, bref cette logique de la rêverie qui ploiera sous la loi d’airain aussi bien la courbe générale de son film que la façon de capter chaque plan et jusqu’au moindre détail de ce plan. Le jeu supérieur d’une inteligence discursive ne justifierait pas les prétendues invraisemblances qui jalonnent si souvent l’oeuvre de Fritz Lang. Celles-ci apparaissent, avant tout, comme l’aboustissement même de son imagination. Il se peut qu’ensuite Lang se livre sur elles à une réflexion, pour les introduire come « les termes évidents d’un discours, » selon le processus de la « causalité à rebours ». Si, comme le disait Philippe Demonsablon[1], notre cinéaste dispose des causes en vue des effets qu’il désire obtenir, c’est que, justement, ces effets sont les signes de sa rêverie et la raison même de l’existence de son oeuvre. La poésie ne se trouve pas à l’arriere, elle est essentiellement à l’origine de tous ses films.
Moonfleet, pur se tout prétext social, de toute démonstration, livré à la seule ivresse de l’aventure, au merveilleux du conte, en apporterait, si besoin en était, une preuve éclatante. A quoi, en effet, a-t-on comparé ce film? Aux romans de Stevenson, de Dickens, aux contes d’Edgar Poe, bref aux romanciers anglo-saxons de l’imaginaire et du dépaysement. Adapté d’un roman anglais de Falkner, il est naturel que le film en conserve quelque trace. Mais Lang a eu tôt fait de rendre sien de sujet.
Son Moonfleet, identique en cela à tous ses autres films, c’est l’histoire d’une descente, la descente de l’innocence dans le gouffre des passions et des turpitudes humaines. Descente animée d’un mouvement inexorable, celui-là même de la courbe que trace la marche nocturne de l’enfant, se dirigeant d’un pas assuré vers le paysage sinistre de Moonfleet. Rien, dès lors ne peut plus arrêter cette descente, pas même la première rencontre du gamin avec ce monde qui le glace d’épouvante jusqu’à l’évanouissement. Un mécanisme implacable est mis en branle qui, au contact de l’innocence, va déclencher le tourbillon des forces passionnelles. Toutes tenteront de le détruire. Mais, telles les vagues du générique, elles se briseront successivement jusqu’à leur anéantissement total. Au terme de cet affrontement qui verra la défaite d’un homme ayant sacrifié à un venir impur un passé idéal, le soleil, un soleil chaud et doux, embrasera enfin le paysage. Moonfleet est libéré, l’innocence triomphe.
Cette sensation de descente, ou plus exactement de chute progressive épouse la rêverie du poète. Tant de souterrains croulants, de corridors inquiétants, de puits profonds, de décors glacès à l’usage inhumain des humains ou de domaines faussement enchanteurs qui semblent ramenés par la Femme sur la lune, ne sont là que pour marquer les étapes d’une exploration anxieuse de soi, toujours inassouvie. L’artiste n’a de cesse qu’il ne révèle les plus intimes méandres de son âme, même si, au détour d’un chemin, au hasard d’une porte brusquement entrouverte, il se trouve face à face avec l’horreur: forçats patibulaires de Moonfleet, lépreux immondes du Tigre et du Tombeau. Tout exorcisme libère dangereusement le monstrueux et le monstres, et l’univers langien contemple, fasciné, leur lente et fatale invasion. Au dragon, qui resurgit à chaque film du cinéaste, Siegfried ne peut opposer, pour vaincre, que l’armure des plus hautes valeurs morales.
Qu’est-ce que Moonfleet? Un regarde lucide et terrible posé par Lang sur lui-même, qui nous découvre ses plus secrètes impulsions. Avec une sincérité sans complaisance, ce film peint la dégradation monstrueuse que l’homme fait subir à ce qu’il y a de plus profond en lui: la volonté de conquête. Se libérer de ses entraves, posséder le monde, est le but the tout homme. Mais, trop souvent, celui-ci ne désire cette domination que pour mieux jouir et profiter de ce monde, s’en faisant par là l’esclave consentant. Dès lors, tout, pour lui, est obstacle qu’il lui faut briser. La présence de l’autre, parce qu’animée de cette même volonté de conquête, se révèle vite intolérable. La supprimer devient l’obsession majeure. Seules l’innocence reconquiste par l’adulte, peuvent la satisfaire pleinement et rendre véritable la possession du monde.
Dans Moonfleet, Lang marque les étapes de l’évolution inexorable de cette dégradation. Il les indique à l’aide de quatre personnages qui sont comme les projections du poète aux différents moments essentiels de sa vie. Il y a John Mohune, l’enfant chargé d’innocence dont la quête n’est que la recherce de la pure amitié, du désintéressement absolu. Il y a Jeremy Fox, l’homme jeune, hardi, avide de toutes les conquêtes terrestres, mais dont le coeur n’est pas encore assez avili pour ne point ressentir l’appel de l’amitié et, par là, d’un amour ideal. Il y a Lord Ashwood, l’homme mûr, cynique, jouisseur, fourbe, qu’intéresse seul l’argent et sa puissance. Enfin, étape ultime de cette descente, il y a le procureur, vieillard froid et glacé dont la vie n’a de sens que dans la mort, la suppression d’autrui.
Tous ces personnages song animés par une force unique, celle de la conquête, donc entraînés par une même mouvement au dedans duquel leur rapport ne peut être que d’affrontement absolu, et cette force se concentre, pour chacun d’entre eux, en un mobile particulier qui les possède à un point tel, qu’il les réduit à n’être plus que les simples exécuteurs de cette motivation, à n’être plus eux-mêmes que des mobiles, des forces qui vont. Les trois adultes, Jeremy Fox, Lord Ashwood et le procureur partent d’eux-mêmes pour revenir à eux-mêmes et satisfaire ainsi leur passion égoïste: en tant que mobile chacun d’entre eux ne peut que s’encercler. Ils se condamnent au sort de cet âne enfermé dans une roue pour actionner le puits d’Hallisbrooke. En revanche, la volonté de conquête de l’enfant (celle de l’amitié de Jeremy Fox, puis celle du diamant comme gage suprême de cette amitié), parfaitement désintéressée, débouche sur la liberté. C’est pourquoi sa venue est si dangereuse pour les autres personnages: tous veulent se débarrasser de lui: il ne peut que provoqueur l’éclatement du cercle où chaqun s’enferme et, détruisant leur mobile, donc leur raison d’être, les réduire à la mort.
Mais, si John Mohune est la condition nécessaire pour déclencher en un tourbillon (celui de la vague, celui de la danseuse, celui de la hallebarde) le mouvement général de la dégradation, il est loin d’en être la condition suffisante. Celle-ci ne peut être assumée que par un personnage lié à ce mouvement, et qui, en s’ent détachant, peut l’arrêter, donc anéantir les êtres qu’il entraîne. Le conflit va donc s’installer dans la personne de Jeremy Fox, type éternel du héros langien. Il y deviendra conflit entre un mobile foncièrement égoïste et la tentation d’un mobile superior, lié au souvenir d’un pur amour. Car il est bien vrai que, chaque fois que Fox obéit à ce dernier, c’est-à-dire chaque fois qu’il sauve l’enfant, il se libère, donc brise un cercle (cercle des contrebandiers dans la taverne, cercle des soldats qui envahissent la plage, cercle que forment les murs de la fortresse d’Hallisbrooke). Et il est bien vrai qu’à chaque fois il rompt avec le mouvement qui le relie aux autres personnages et par là provoque leur mort, puis finalement la sienne.
Mais parler de conflit est peut-être impropre. Il vaudrait mieux dire qu’il s’agit d’une ligne, d’une trajectoire que la conscience d’un mobile supérieur brise dans sa course. Cette conscience naît évidemment de la présence de l’enfant, le fils d’Olivia, la femme idéale jadis adorée, mais surtout des trois autres femmes que Jeremy Fox rencontre successivement dans son aventure et qui sont comme l’image de plus en plus dégradée d’Olivia, et par là soulignent sa propre dégradation. Il y a la gitane, pure représentation de l’attrait sensuel de la femme. Il y a l’amoureuse passionnée et exclusive, type même d’une exigence possessive. Il y a enfin Lady Ashwood, à l’égoïsme absolu, coquette, cupide, cruelle et perverse. C’est dans leur désir d’écarter John Mohune, donc l’image de sa mère, que ces femmes feront prendre cette conscience à Jeremy Fox et qu’ainsi elles se condamneront.
[1] « La hautaine dialectique de Fritz Lang », Cahiers du Cinéma nº 99.
(Cahiers du Cinéma nº 107, mai 1960, pp. 44-47) |
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