CONTRE LA NOUVELLE CINÉPHILIE
Il me semble utile de préciser, pour la bonne compréhension de ce texte, qu’il a été écrit entre Octobre 77 et Février 78. C’est dire qu’il aurait dû (logiquement: dans les délais normaux de parution) paraître à la fin du mois de Mars (dans le numéro daté Avril 78). S’il n’apparaît qu’aujourd’hui dans les Cahiers - c’est qu’il a, comme on dit, « fait probleme » -, ce n’est pas tant, à mon sens, qu’il fasse hiatus avec la ligne (implicite) de la revue, mais plutôt qu’il ne marque pas du tout sa position vis-à-vis des Cahiers.
Pourquoi? Il est secondaire aujourd’hui, du moins je le crois, de chercher à se situer explicitement par rapport aux Cahiers quand on occupe (c’est mon cas) une position marginale ou périphérique. Et si c’est secondaire de distribuer des bons et des mauvais points (de dire que tel texte théorique fait avancer, tel autre reculer, ou de faire critique sur critique pour mieux rappeler à la fin que les Cahiers sont encore et tout de même la meilleure et la plus passionnante revue de cinéma), c’est qu’il me semble diablement plus important, fondamental, urgent, de mettre tous ceux qui vivent aujourd’hui, de près ou de loin, de l’industrie du cinéma en France, dans le même bain. Les Cahiers - nous - compris. Parce qu’ils y sont, parce que nous y sommes.
Et parce que nous risquons, si nous n’y prenons garde, de ne plus trouver pour nos textes un seul lecteur qui sache lire, et pour nos films un seul spectateur à même d’en jouir et d’en tirer quelque chose. - L.S.
c’était la dernière séquence
c’était la dernière séance
et le rideau sur l’écran est tombé.
Eddy Mitchell
(La dernière séance)
Le cinéma - le bon comme le mauvais - a beaucoup changé. Les spectateurs et les media - les bons comme les mauvais aussi. De ce changement on ne trouve trace nulle part. On fait comme si aux auteurs d’hier succédaient ceux d’aujourd’hui, aux cinéphiles de l’ancienne génération, ceux de la nouvelle. Mis à part quelques regrets d’un âge d’or, ou d’une belle époque du cinéma (regrets rétros, regrets suspects), aucune fausse note dans la continuité du cinéma telle qu’elle est mise en scène par les media, travestie. (Et les Cahiers ont leur part dans ce travestissement, une part singulière, qu’il ne faut pas manquer d’interroger).
L’analogie qui ne peut manquer de venir à l’esprit est bien sûr celle d’un film, un film dans lequel on aurait tout fait pour dissimuler le montage, pour le rendre transparent afin que les cassures, les brisures, les changements n’apparaissent nulle part: sous les pavés de l’histoire du cinéma, la mer tranquille, avec quelques vagues tout au plus pour mouvement.
Ce film est un mensonge, cette idée: de la poudre que se jettent à leurs propres yeux les plus sérieux des journalistes et aux yeux des autres les plus crapuleux. Il est nécessaire de rendre au cinéma sa discontinuité, au spectateur ses questions: ce sont nos contradictions et celles du cinéma que nous masquons tout à la fois et il s’agit, aujourd’hui, non pas tant de les résoudre, que de les mettre en avant, pour y voir quelque chose.
CINÉPHILIE 1
Quand on parle de cinéphilie, je crois qu’il faut expliquer, préciser, mettre les choses à plat: mettre soi-même les pieds dans le plat et y aller de sa personne, faute de quoi l’autre, le lecteur, risque de n’y rien comprendre. Dans les Cahiers, depuis qu’on reparle de cinéphilie, on n’en a jamais moins parlé: chacun y va de sa confession, avoue ses péchés (« oui j’ai été, je suis peut-être encore cinéphile »), mais fondamentalement tout reste dans l’ombre, la cinéphilie demeure chose mystérieuse, rituelle, passée et présente, contradictoire, énigmatique. Tout se passe comme si on ne pouvait rien dire de la cinéphilie: au temps où elle survient, plongé qu’on est dedans, sans le moindre recul, rien ne peut se proférer sur le phénomène; au temps où elle a tendance à se dissiper, à se faire plus précise du fait même de l’éloignement dans le temps, elle se déforme, elle se transforme, elle devient la cinéphilie d’un autre (politiquement condamnable ou louche, on ne sait pas trop bien, autant faire attention, mieux vaut mettre des guillemets, etc.). N’est-ce pas aller trop vite de dire, comme le fait Jean Narboni dans sa critique de L’ami américain (Cahiers n° 282), que « se révèle quelque chose du caractère sacré, clandestin (vaguement pornographique) de la cinéphilie », si l’on n’a pas, d’abord, tenté d’en mesurer, d’en dire l’aspect autobiographique, vécu, profane.
Au début des années 60 (et avant pour d’autres dont je ne suis pas), quelques dizaines de spectateurs vivent furieusement et aveuglément leur passion du cinéma: à la Cinémathèque de la rue d’Ulm, plus tard à celle de Chaillot, dans les ciné-clubs spécialisés (« Nickel Odéon », « Ciné Qua Non »), voire même au cours d’expéditions bruxelloises (sept, huit films par jour, pour un week-end de cinéma américain de série Z, des films invisibles à Paris), en dépit de quelques différences qui nous singularisent, nous partageons deux ou trois choses: un amour fou du cinéma américain (contre vents et marées, critique officielle, bon goût), l’admiration inconditionnelle pour quelques réalisateurs (à chacun sa liste, ses préférences), et surtout un même espace: les trois ou cinq premiers rangs de la salle sont les nôtres, ceux d’où nous voyons les films, ceux où nous sommes en terrain de connaissance, où nous nous reconnaissons pour ce que nous sommes: des cinéphiles avancés.
Quand on se trouve si près de l’écran (et la place ne variera pas avec la taille de l’écran, c’est une place rituelle et symbolique aussi), il y a quelque chose qu’on ne voit pas, qu’on ne peut (ni ne veut) voir: c’est le cadre. Sans recul, on entre, on essaie d’entrer dans le film. On s’y oublie, on s’y noie, on s’y vautre, pour oublier ce cadre essentiel, pour devenir aveugles: une fois dans le film, comment y voir quelque chose, que ce soit de la mise en scène ou du propos? Et pourtant, s’il y a effectivement de l’aveuglement à vouloir se fondre au plus près de quelques scénarios, avec quelques repères et quelques noms pour toute borne, comment expliquer que de ces séances hallucinées, de ces clignotements d’yeux à la lumière toujours trop vive des réveils de fins de films, émergent aussi de la logique et de la lucidité, du discernement et de l’idée. Si l’on fait abstraction de la paresse intellectuelle quant au jugement critique sur le contenu (cette période où les films en viennent à se confondre avec la vie nous voit défendre des propos ultra-réactionnaires, pardonnés allègrement - plus: ignorés - pour autant qu’ils s’inscrivent dans des oeuvres émouvantes ou convaincantes), il y a une rigueur et une cohérence dans les choix - de films, de réalisateurs - qu’on ne retrouve presque plus aujourd’hui. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais l’idée du cinéma qui se joue alors, elle, tient toujours.
CINÉPHILIE 2
Il y eut des erreurs et des injustices; il y en a toujours quand on joue sur l’avenir: quand on mise sur des cinéastes qu’on sort de l’ombre pour en faire des champions, les enchères montent vite. Ainsi avait-on tort de préférer la rigueur mathématique et hautaine de Keaton - comique froid, glacé - à l’irréductible mélange de méchanceté et de tendresse de Chaplin; tort, aussi, de ne retenir du cinéma japonais que Mizoguchi - certes, un immense cinéaste - alors que Kurosawa, ne serait-ce que pour avoir fait ce qui est peut-être le plus beau film du monde - Dodeskaden -, est certainement à réévaluer; c’était imbécile de mépriser Buñuel ou Wyler au profit de faux auteurs types comme Preminger ou Minnelli. Les exemples sont nombreux: il faut n’y voir qu’anti-conformisme forcené et désir de se démarquer, un désir qui allait jusqu’à faire considérer à l’un de nous (passé depuis à la télévision où il programme souvent de bons films) que Richard Thorpe - minable cinéaste s’il en fut - était « le plus grand »! Ces batailles de noms et ces rivalités de listes ont sans doute l’air bien futiles aujourd’hui. La Cinémathèque, celle d’Henri Langlois, était alors le lieu privilégié où s’évaluaient, se dévaluaient, se réévaluaient les cinéastes et leurs films: énormes rétrospectives où l’on pouvait, d’une traite, survoler toute l’oeuvre d’un cinéaste. Les auteurs n’étaient pas alors - comme c’est le cas aujourd’hui: voir comment les films sont toujours flanqués, dans « Pariscop » et ailleurs, de leurs créateurs, le plus souvent fantômes et fantoches - désignés d’emblée comme tels: n’avaient le droit à ce titre que ceux qui nous paraissaient avoir à la fois une thématique et un style assez reconnaissables et originaux, ceux qui avaient, comme nous disions allègrement, leur vision du monde. Cette fameuse politique des auteurs, lancée au grand dam et à la fureur du reste du monde, critiques et spectateurs confondus, par quelques hérauts des Cahiers d’alors, n’allait de soi pour personne: on s’indignait d’autant plus, ici et là, qu’elle s’appliquait en premier lieu à un cinéma, le cinéma américain, qui semblait, de l’avis de presque tous, être régi par les grands studios hollywoodiens, les producteurs puissants qui imposaient leur point de vue.
Qui avait raison?
Tout le monde et personne sans doute: autant il est vrai que le metteur en scène n’avait que bien peu de droits et beaucoup de devoirs, de besognes à accomplir qu’il lui en déplaise ou non, en ces années-là à Hollywood, autant il demeure indéniable que le cinéma qui sortit de tout ça fut, reste, demeure remarquable, unique et irremplacé.
Ne serait-ce pas alors la cause même qui faisait dire à certains que le cinéma américain ne pouvait être un cinéma d’auteur qui lui permettait - le paradoxe n’est peut-être qu’apparent - d’être le plus propice à la création, à l’expression du talent - voire du génie?
Il est quand même assez remarquable, stupéfiant même du point de vue de la logique, qu’un cinéaste comme Joseph Losey, dès le moment où il put enfin filmer sans entraves les sujets qui lui tenaient à coeur, avec toute la liberté qui lui manquait auparavant, perde presque complètement ses moyens: autant sa période américaine est rigoureuse, exemplaire, faite de réussites uniques et singulières, autant sa période libre est morne, démesurée, et les moyens mis à sa disposition hors de proportion avec les enjeux et les résultats. (Il n’est que de comparer L’enfant aux cheveux verts, pour en citer un au hasard, avec Cérémonie secrète, pour en citer un autre, pas exactement pris au hasard, pour s’apercevoir de manière flagrante que les films de la période entravée sont sans commune mesure avec ceux de la période dite libre).
CINÉPHILIE 3
II est rare qu’un cinéaste puisse tout faire, écrire, réaliser, produire, contrôler son film de bout en bout. Et quand il y arrive (les exemples existent, de tout temps), n’est-il pas amené à relâcher son attention quelque part, obligé qu’il est de veiller à plusieurs choses à la fois? Le cinéaste hollywoodien de notre (faste) époque n’avait pas de ces soucis: pris en charge par une machine bien huilée, tout son travail consistait à obéir, à réaliser ce qu’on lui demandait de réaliser, ou à désobéir. C’est-à-dire que pour un artiste pervers (ou un artisan - peu importe le nom), l’enjeu devenait beaucoup plus subtil: il s’agissait de faire semblant de réaliser, de livrer la commande, tout en insistant - il y fallait de la volonté, de l’obstination, de la suite dans les idées - pour se réserver, à l’intérieur des limites imposées, quelques zones franches où pouvoir insinuer quelque chose d’autre, quelques éléments du film - considérés comme mineurs, ou passant inaperçus du côté des commanditaires - sur lesquels il devenait possible de travailler, à l’abri, sous les regards aveugles de patrons pressés, un travail de taupe, précis, logique, anonyme. Encadré de toutes parts et ligoté du côté de la liberté d’expression, le metteur en scène pouvait, s’il en avait le désir - et c’est ce désir, insensé, inutile et vain, un désir pour rien, un désir pour tout, un désir de dire sans dire, de faire sans faire, d’être ailleurs tout en étant ici, de s’exprimer sous la pression, sous l’oppression, un désir dérisoire de vouloir faire oeuvre, de vouloir faire bonne figure et bon coeur contre mauvaise fortune, un désir de dire, un désir à peine formulé souvent de faire un tout petit peu plus que sa part imposée de travail, un désir de s’exposer à des risques, de s’exposer quelque part, de risquer quelque chose, c’est ce désir-là qui a disparu, qui disparaît du cinéma - oui, le metteur en scène pouvait s’il en avait le désir - et peut-être que maintenant il ne peut plus - il pouvait travailler dans le sublime, dans le ciselage d’un détail ou la mise au point d’un regard, dans l’éclairage d’un geste ou le débit d’un dialogue, dans l’ordonnance délicate d’une scène, dans la plus petite chose: il pouvait y mettre du sien.
[Peut-être est-ce de cet état de choses qu’à leur manière les Mac-Mahoniens témoignaient. Ce groupe de cinéphiles - leur nom dérive du cinéma où était affichée la photo de leur « carré d’as »: Lang, Losey, Preminger, Walsh - était tout à fait exemplaire de la logique et de la rigueur, inséparables d’un fanatisme certain, qui présidaient alors à l’amour (fou) du cinéma. Leur théorie se résume en quelques phrases: il y a une perfection du cinéma que certains films approchent, et c’est cette perfection qu’il faut sans cesse rechercher, une transparence, une adéquation de la manière à la matière, une élégance et une intelligence du geste, une économie dans les moyens: théorie du moment privilégié, c’est-à-dire de la réussite et de la sublimité du fragment, un fragment qui aurait une telle beauté et une telle force d’évidence qu’il constituerait à lui seul un modèle, le modèle vers quoi tout cinéma devrait tendre. Ils sont les seuls cinéphiles, à mon sens, à avoir été logiques avec eux-mêmes jusqu’au bout: quitte à défendre passionnément tel ou tel fragment américain, il fallait reconnaître le bien-fondé et la légitimité du système qui les avaient rendus possibles, d’où un éloge de la société américaine, la défense du système politique le plus réactionnaire, l’adéquation la plus radicale de la forme que l’on défend au fond qu’elle implique et qu’elle véhicule. Les avatars de cette théorie - tel texte, par exemple, de Jean Curtelin, défendant le personnage fasciste d’Aldo Ray dans Les nus et les morts, ce « Sergent Croft, petit frère » avec lequel Walsh lui-même avait pris ses distances - sont l’envers d’un seul et même décor, un seul et même système critique, le seul vraiment cohérent à ce jour qui explique et justifie un certain type de passion cinéphilique, le seul aussi à n’avoir été, depuis, ni remplacé ni remis en cause. Cohérence: plus que celle qui rend inséparables les oeuvres de l’éthique dont elles participent, c’est la cohérence du choix qui, aujourd’hui, me retient encore: à ce carré d’as, Mourlet dans les Cahiers, d’autres dans Présence du Cinéma, ajoutaient Ludwig, Heisler, Lupino, King, Dwan, Fuller, DeMille, Ulmer, Guitry, Pagnol, Mankiewicz, McCarey, Tourneur, d’autres aussi, tous de très grands cinéastes, certains reconnus mais beaucoup encore inconnus ou méconnus. Il y a là une mine de talents et de découvertes, à peine explorée, délaissée au profit d’un cinéma plus clinquant, moins secret, fait de rééditions de films superficiels qui ne sont que des illustrations plates de tel ou tel genre, des films qui fonctionnent au plus petit dénominateur commun - l’effet -, des films d’ôteurs. Le cinéma du Mac-Mahon est un cinéma minimal, celui de la défense et de l’illustration maniaques du détail sublime et transparent dont les dernières valeurs de l’Occident chrétien porteraient trace, et dont la somme ferait fresque: bannière de déchirure, drapeau de gestes enluminés, rêve d’une totalité retrouvée et souveraine. Utopie démodée et usée jusqu’à la corde, peut-être moins abjecte qu’il n’y paraît: quand l’usure de la corde se mesure à la trame de ses ultimes aberrations - La femme dont on parle (Mizoguchi), Gideon of Scotland Yard (Ford), Curse of the Demon (Tourneur), Elle et lui (McCarey), Les conquérants d’un nouveau monde (DeMille).]
CINÉPHILIE 4
1959, 1960: des critiques de cinéma, ceux des Cahiers de l’époque, passent à la réalisation de films, font la une des journaux mais pas du tout l’unanimité des spectateurs: la « Nouvelle vague » - Godard plus particulièrement - s’attire la haine féroce de bon nombre de critiques et de cinéphiles, et d’une partie importante du public. Notre passion furieuse pour le cinéma commence sur cette toile de fond.
Pour le cinéphile d’alors, Godard est hérétique: un exemple à ne pas suivre (il semble brûler ce qu’il a adoré, que nous commençons à découvrir nous-mêmes avec adoration: le cinéma américain, surtout celui de la série B), mais un exemple quand même: la preuve que la fréquentation intensive des salles obscures peut déboucher sur une activité créatrice, dans un premier temps caractérisée par une critique active des films, dans un deuxième temps par le passage à l’acte: la réalisation elle-même. Seuls les plus jeunes d’entre nous parviendront à se débarrasser de la méfiance que leur inspirent les premiers films de Godard, Bande à part, à l’allure un peu classique, permet aux retardataires de prendre le train en marche (une autre étape importante de cette reconversion sera Les carabiniers). Pour les plus vieux, il est souvent trop tard: à droite comme à gauche (encore que ces termes ne recouvrent pas grand chose de politique à l’époque), c’est la condamnation sans appel: l’équipe de Présence du Cinéma autant que celle de Positif couvrent Godard d’injures (le plus constant, à cet égard, celui qui est resté fixé à cette époque, celle des réactions épidermiques les plus violentes, c’est bien sûr Benayoun, l’attardé). Les groupes se forment, autour de ciné-clubs et de revues, mini-groupes plutôt, chacun avec ses particularismes; il est pourtant une idée (à peine une théorie: c’est un a priori implicite), qui, pour n’être pas formulée, est cependant commune à toutes les chapelles d’amateurs de cinéma: la transparence. Le film doit coller: au plus près, à une conception fluide que l’on se fait de la réalité. Il ne doit pas s’encombrer de truquages et d’effets. Il doit refléter le réel. Première conséquence: le montage doit être invisible, l’illusion de réalité, l’illusion que tout le film n’est qu’une seule scène, un seul mouvement, doivent être totales.
On comprend que les coupes de Godard aient fait sauter le coeur dans la poitrine de quelques-uns.
(Si je ne parle pas des textes d’André Bazin, sur le montage notamment, c’est que je ne les connaissais pas à l’époque: inutile, donc, de faire (une sur) impression, de jouer d’un effet de savoir rétroactif: cela ne ferait que brouiller les cartes. Il est par contre indispensable de rappeler l’importance et l’influence énormes de Jean Douchet. Ni Astruc, ni Rivette, ni Rohmer, malgré la pertinence et la précision de leurs idées, n’ont rencontré un tel écho chez les cinéphiles. C’est que l’approche de Douchet - une mise en thème rigoureuse de ce qui constituait l’univers de tel ou tel grand cinéaste -, l’approche thématique comme on l’appelait, était la plus propice, parce qu’elle expliquait quasi mot à mot pourquoi un metteur en scène était digne de porter le nom d’auteur.
Ce qui fut (bel et bien) fait: aujourd’hui encore, pour les sceptiques, les textes de Douchet sur Hitchcock ou Lang ont valeur d’illustrations exemplaires et de preuves.
Comment (bien) parler de ces groupes enfiévrés que nous formions?
Peut-on dire (Jean Narboni, article cité) de la cinéphilie qu’elle est « d’essence fondamentalement homosexuelle »? N’est-ce pas, une fois encore, aller trop vite? N’est-ce pas refouler le réel, le devancer par l’analyse (vraisemblablement juste)?
La réalité, dans sa bêtise toute simple, dépasse toutes les fictions: la cinéphilie est d’abord un phénomène masculin, qui ne concernait (et ne concerne sous ses nouvelles formes abâtardies) que les hommes. Je dois dire que quand une femme cinéaste, agacée par les habitudes et les tics de la cinéphilie, m’a fait remarquer que c’était une passion exclusivement masculine, l’évidence de la chose a fait que je n’en doutais pas un moment, sûr de l’avoir toujours su, mais quasiment certain aussi de ne l’avoir jamais formulé, de ne l’avoir jamais dit. (Pourquoi les femmes n’y prennent pas part m’intéresse moins, aujourd’hui, qu’expliquer comment les hommes la vivent). Plus que tous les rites et toutes les aberrations de la cinéphilie d’hier, celle qui était faite de passivité et de frénésie, d’inconséquence et de lucidité, de mollesse et de rigueur, c’est ce non-dit qui en constituait, qui en constitue je crois, l’essence irréductible, le noeud signifiant. De certaines choses on ne parle, on ne parlait pas: la sublimité peut bien se parer de tous les mots, pour autant qu’on n’interroge son caractère sacré. De même, et par voie de conséquence, la passion cinéphilique revêt ce caractère d’évidence qu’on ne questionne jamais, sinon dans ses aspects purement triviaux, essentiels, mais secondaires. (Ainsi, l’homme à fiches - on appelle comme cela celui qui note consciencieusement, méthodiquement, tous les moindres détails des génériques de films - n’est jamais interrogé sur le pourquoi de cette occupation, à l’époque peu évidente, mais sur son savoir même: il répond à des questions, il comble des lacunes. Point).
Deux évidences donc: celle de ce qu’on est (le cinéphile n’interroge jamais sa place de cinéphile) et celle de ce qu’on aime (il n’interroge pas davantage ses objets de prédilection). (On pourrait dire, au passage, que l’unité se fait plutôt dans la haine - comme de mauvais objets - qu’elle ne se fait dans l’amour: les bons objets, les objets adorés - « sublimes, géniaux » -, se jalousent, se contestent, et on remet volontiers en cause la ferveur de l’autre).
Ce qu’on aime (et ce qu’on hait aussi) ne peut laisser aucun doute sur ce qu’on est: un être prêt à répondre à toutes les questions (éruditions et enthousiasmes encourageant la parole et la dérive « que le jour recommence et que le jour finisse sans que jamais... ») sauf une: mais qui êtes-vous donc?
CINÉPHILIE 5
C’était l’époque des découvertes, des classements, des listes, des notes: une histoire sauvage du cinéma, qui se faisait anarchiquement ou méthodiquement, à la petite semaine. Dans les Cahiers, le Conseil des Dix attribuait ses étoiles (la formule est, depuis, reprise partout, vidée pourtant de son sens): un point noir (inutile de se déranger), une étoile (à voir à la rigueur), deux (à voir), trois (à voir absolument), quatre (chef-d’oeuvre); on prenait ses risques: dénicher le chef-d’oeuvre au fil des mois est sans doute hasardeux, mais c’était possible (exemple, Mai 1960: À bout de souffle (Jean-Luc Godard), Le trou (Jacques Becker), Moonfleet (Fritz Lang), Party Girl (Nicholas Ray), Pather Panchali (Satyajit Ray), Plein soleil (René Clément), Soudain l’été dernier (Joseph L. Mankiewicz), plus un Blake Edwards, un Claude Sautet, un Henri Decoin, un Michael Curtiz avec Presley. L’ordre des films est celui de leur classement à l’arrivée - obtenu par la moyenne des notes, les Dix étant composés de six membres des Cahiers, plus quatre de l’extérieur. Cet exemple n’est pas absolument choisi au hasard, mais il n’a rien d’unique et d’exceptionnel).
Chacun y allait donc de sa liste, de ses classements (les meilleurs films de l’année, les meilleurs films du monde, les chefs-d’oeuvre de tel ou tel réalisateur, les plus grands metteurs en scène), de ses notes. Il y fallait une application studieuse (souvent dénuée d’humour, à de rares exceptions près - Godard et Moullet notamment), mais aussi une ferveur et une religiosité sans failles: l’ambiance était celle d’une institution religieuse marginale (underground: souterraine), une institution fragmentée en divers groupes - qu’on nommait justement les chapelles - et dont les élèves auraient eu un désir fou de travail.
L’émission télévisée de Tchernia, Monsieur Cinéma (reprise depuis peu avec - déjà - un doucereux parfum rétro), rappelle irrésistiblement son ancêtre officieux, les soirées du Mardi au « Studio-Parnasse »: aux questions les plus difficiles et retorses (acteurs de second plan, techniciens...), les mêmes deux ou trois champions (cinéphiles aussi, ce qui aujourd’hui n’est ni nécessaire ni suffisant pour gagner) répondaient à la seconde, se partageant les primes - des billets d’entrée pour les prochaines séances. Mais ce n’était pas tout. En plus d’un affichage sophistiqué (qui donnait, en regard des notes décernées par J.-L. Cheray, l’animateur et le programmateur de ces joutes, les moyennes des cotations des spectateurs), en plus des débats que suscitaient les attributions de ces notes (débats très scolaires: « Que vaut la musique? Et le jeu des acteurs? Et la photographie? Et la mise en scène? »), il y avait le cahier. On y inscrivait ses réactions (appréciations, injures, plaisanteries de potache, réflexions...), mais aussi on y faisait part de son désir: « pourquoi ne peut-on pas voir Fearmakers (Tourneur)? Et Bigger Than Life (Ray)? ». On connaissait le plus souvent les réponses à l’avance (« Les copies sont perdues. Les droits sont expirés »), mais on pouvait formuler une demande, écrire...: ça ne coûte rien qu’un fol espoir, ça nous transporte un instant dans ce qui est, qui pourrait être, de l’ordre du miracle.
Mais pourquoi cet amour fou? Pour le comprendre, il faut en expliquer les circonstances. Il faut rappeler qu’en plus du fait - indéniable aujourd’hui - que ces films que nous aimions follement étaient - presque toujours - extraordinaires (ils nous sortent de l’ordinaire, autant par leurs fictions que par leur génie, loin de la médiocrité de la « qualité française » qui règne alors), il fallait les mériter: aller les chercher dans les cinémas de quartier qui les (re)passaient dans de vieilles copies doublées en français (cela tenait de l’expédition d’aller à la découverte dans les bas-fonds mal famés de St-Denis, dans les hauteurs de la Cinémathèque - voire à l’étranger - et tout cela sans guide, à l’aveuglette), se faire une idée toujours neuve d’un cinéma inconnu et merveilleux, en friche, abandonné par la critique officielle à la seule perspicacité têtue de ceux qui ne voulaient d’autres terrains d’aventures que ceux du petit peuple, des terrains où, pour s’y retrouver, il fallait bien se faire une idée.
Se faire une idée: la période est tellement riche en découvertes (les films des années 60, mais aussi tout ce qui précède, largement inexploré, mal compris et mal vu par les historiens du cinéma) qu’elles ne sont aucunement épuisées. Qui connaît Flight, Dirigible (les premiers Capra des débuts du parlant - et des débuts de l’aviation) ou, du même Capra, Rain or Shine (qui annonce et contient déjà - et vaut largement - tous les films des Marx Brothers réunis)? Et, pour ne pas s’en tenir au seul cinéma américain, qui peut se souvenir de La nuit du carrefour, peut-être le plus beau film de Renoir (et le seul qui rende justice au génie de Simenon, qui restitue quelque chose de l’ambiance et du climat - non pas au sens psychologique mais bien au sens météorologique - de ses romans)? Toute une (nouvelle) génération qui ne connaît Ozu que depuis quelques jours, ignore encore complètement L’arc-en-ciel (Donskoï), Okraïna (Barnet), Allemagne année zéro (Rossellini), Le tigre d’Eschnapur (Lang), Le diable boiteux (Guitry), Le voleur de femmes (Gance), L’impératrice Yang Kwei-Fei (Mizoguchi), La vie criminelle d’Archibald de la Cruz ou La jeune fille (Buñuel), Blind Date (Losey). Et que dire des Dreyer, des Renoir américains...? La liste est sans fin et aide peut-être à comprendre ce goût des listes, justement: un petit jeu où le savoir et l’érudition montrent leur nez, bien sûr, mais aussi un moyen sûr de fixer - sur le papier ou ailleurs - un peu de cette fabuleuse mémoire qui résiste au temps et aux modes, un moyen de ne pas oublier: confronter ces images - qui le plus souvent n’existent que dans et par le souvenir - avec celles que nous voyons aujourd’hui, et surtout: ne pas s’en laisser conter; refuser la nostalgie (qui déforme bien) autant que le goût du jour (qui informe mal: naissance quotidienne d’un nouveau cinéaste, d’un nouvel auteur).
Et que le fétichisme de la liste n’empêche jamais le retour du vif: la robe jaune d’Ann Sheridan qui éclabousse l’écran dans Appointment in Honduras (Tourneur), le sang rouge qui gicle aux lèvres giflées de Louis Jourdan dans Anne of the Indies (Tourneur, encore) ou l’enfant emporté en un éclair par une balle perdue qui l’arrache littéralement du cadre dans Wichita (Tourneur, toujours).
CINÉPHILIE 6
Toute cette place accordée à Tourneur mérite quelques explications. Je ne crois pas que les analyses de Biette (dans leur honnêteté directe, fidèles et inchangées - contemporaines du passé cinéphilique -, elles doivent paraître plus mystérieuses et indécidables encore) suffisent à renseigner, à éclairer le lecteur. À vrai dire, seuls les films eux-mêmes permettraient au spectateur de (commencer à) se faire une idée. En leur absence presque totale, on peut tenter - pure témérité peut-être - d’y voir quand même un peu plus clair.
Pourquoi est-ce que je tiens Jacques Tourneur pour le plus grand des cinéastes? Prenons comme éléments de réponse les deux seuls films de lui qu’on ait eu l’occasion de voir récemment: Leopard Man (programmé il n’y a pas trop longtemps au Ciné-Club de l’A2), et Wichita (ressorti à l’Action-République et déjà critiqué - on va en reparler - par J.-C. Biette).
De Leopard Man (un film dont Tourneur n’est pas très fier: mais ceci est une autre histoire - encore que c’est la même, c’est sa suite et sa conséquence, logiques toutes deux: ses déclarations sont le mélange le plus invraisemblable et le plus incohérent, le plus contradictoire, entre des vérités d’une pertinence et d’une subtilité uniques, et des contre-vérités, des contradictions - très répandues, très courantes dans les propos des metteurs en scène américains, partagés entre leurs discours et celui, omniprésent, du cinéma américain, un discours de pouvoir qui a force de loi et qui implique des règles et des devoirs, un discours rigide, stéréotypé, moral, avec lequel ils sont toujours, à un moment ou à un autre, réduits à se confronter, quitte à se contredire, pour sauver la face, un discours qu’ils peuvent soit détourner en lui ajoutant des petits emprunts subversifs de leur cru, soit, ce qui est plus difficile et que Tourneur a choisi de faire, en épousant totalement ce discours, ce qui lui enlève toute substance et toute réalité, ce qui le rend creux comme une convention, plat comme un canevas, étant bien entendu que dès que ce discours de la loi a été bel et bien ridiculisé il faut contrebalancer cet effet en le reprenant pleinement à son compte, il faut se critiquer et se regarder soi-même avec toute la logique du système tout-puissant, il faut devenir ce système et s’y coller, s’y fondre, implacablement -, un mélange dont l’entretien entre J.T. et Simon Mizrahi dans le numéro 22/23 de Présence du Cinéma - que nous citerons largement dans l’annexe sur Tourneur[1] - porte les traces les plus productives de sens, à la fois les plus rares et les plus contemporaines, des traces prophétiques qui sont les seules à annoncer l’arrivée d’un cinéma nouveau, insensé et subtil, invisible et présent, définitif, irrémédiable), de Leopard Man on peut dire qu’il est le plus abouti, le plus parfait et représentatif de la série des trois films produits par Val Lewton (c’est le dernier. Les deux premiers sont Cat People et I Walked with a Zombie). Un décor quasi unique, une rue, une rue principale. Des costumes stéréotypés, des acteurs qui ont à peu près tous la même taille et les mêmes traits. (Dans le dernier entretien qu’il ait accordé - qu’on a bien voulu lui proposer, plutôt - à Jacques Manlay et Jean Ricaud dans le cadre d’une émission pour FR 3-Bordeaux, entretien publié dans le numéro 230 de Cinéma 78, Tourneur reproche aux films qu’il voit en France - il vivait, retiré, à Bergerac, depuis quelques années - le défaut suivant: « le jeune homme et son ami se ressemblent comme deux gouttes d’eau, on les confond tout le temps, alors que c’est élémentaire: le cinéma, c’est une histoire, comme quand vous étiez gosse: on doit pouvoir la comprendre. » Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la cause du peu d’estime que Tourneur avait pour ce film). Enfin, presque tous. Une exception: un personnage - central, principal lui aussi bien que secondaire dans la distribution - qui organise le scénario, qui tire les cartes, qui a les cartes en mains (Tourneur: « il n’y avait guère que quelques moments intéressants dans ce film et une actrice remarquable, Margo, qui jouait le rôle d’une tireuse de cartes ». Pr. du Cin., op. cit.). De cette médiocrité, de cette pauvreté de contrastes, Tourneur tire le maximum, le film qui fait le plus parfaitement peur de l’histoire du cinéma: la structure de l’histoire (une rue, une femme qui annonce ce qui va advenir, quelques personnages en miniature comme des poupées faites toutes sur le même moule) n’est rien d’autre que cela (ni un a priori théâtral ou linéaire, ni une ambiance onirique et conventionnelle poétique), cela que l’on sait tout le temps - confusément - et dans lequel on avance, tandis qu’une attente monotone d’un quelconque éclat qui viendrait mettre un terme à notre peur nous tient dans l’angoisse la plus totale, l’angoisse ordinaire. Avec, pour toutes étapes à ce tragique et triste trajet, une branche d’arbre qui se casse sous le poids d’un léopard assassin et invisible, ou une traînée de sang qui coule sous une porte. Le tout dans une lumière transparente, trans-lucide.
Il en va autrement et pareil dans Wichita. Autrement parce que c’est un scénario compliqué (un scénario que Biette a tort de prendre à la lettre, avec autant de sérieux, d’abord parce qu’il n’est pas très bon, ensuite parce que Tourneur ne se préoccupe nullement de thèmes et de trames et qu’il ne s’agit ici pour lui que de filmer l’entre-deux: l’espace, le vide, l’air, entre les acteurs, avec le décor, et jusqu’entre les acteurs et leurs personnages, leurs costumes, leurs vêtements), un scénario compliqué et un film entre deux budgets: ni le grand film, ni la série B, un monstre de film, une aberration. Pareil parce que Wichita est, du fait de l’hybridité librement acceptée par Tourneur - qui n’a, à une exception près, jamais refusé un projet de film - du scénario et de ses conditions de tournage, un film sur l’ennui et un film où l’on s’ennuie. Pas comme on doit s’ennuyer - c’est de rigueur - aux grands classiques de la prétendue histoire du cinéma. Aucun rapport. On a souvent dit - et c’est souvent faux - que tout grand film est un documentaire sur son propre tournage. Là c’est vrai: un homme de plus de quarante ans (Joel McCrea), sans doute un homme intelligent, sensible, fier, obligé de se déguiser en Wyatt Earp, le célèbre justicier de l’Ouest, pour faire régner la loi et l’ordre dans la petite ville grandissante de Wichita. Et tout cela devant les yeux de son vieil ami Jacques Tourneur (avec lequel il a tourné, six ans plus tôt, un petit film intimiste, Stars in my Crown, une série de vignettes sur la vie d’un petit village américain, un film qui est, pour tous les deux, le plus beau souvenir et le plus beau moment de leur carrière. cf. Pr. du Cin.. op. cit.), un vieil ami au regard sceptique et amusé (mais toujours correct) qui devait se demander, puisque (op. cit.) il « aimait beaucoup l’idée du film: des hommes qui conduisent des troupeaux pendant des mois et qui attendent très longtemps pour boire un verre. Quand ils peuvent le faire, ils boivent trop et ils cassent tout. C’est réel. Ça s’est passé à l’époque », un vieil ami amusé qui devait se demander, devant Joel McCrea gêné dans ses vêtements de justicier à la mission implacable, comment filmer à la fois et très correctement les inepties d’un scénario pour enfants attardés, et cette violence qui éclate mortellement et qui, pour lui, fait la force de la fable. À vrai dire, Jacques Tourneur ne se demandait rien, puisqu’il avait choisi: il filme à la lettre et à la commande les protagonistes ennuyés et déguisés de cette mascarade historique qui reconstitue les petites histoires vraies de l’Ouest folklorique (et on s’y ennuie comme eux à les voir occuper de leur mieux tout cet espace impossible à remplir du Cinémascope que pourtant Tourneur réussit à occuper tout entier: mais c’est là un ennui formidable, d’une intelligence et d’une précision photographique telle qu’il nous en montre plus, sur l’Ouest et sur la machine hollywoodienne, deux mécanismes qui ont aujourd’hui pour nous statut de préhistoire, plus que cent des plus beaux - ou des plus mauvais - westerns. Tout est dans le cadre. Pas de hors-champ. Rien n’existe - et c’est mille fois suffisant - que toute la complexité fidèlement et minutieusement rendue d’un découpage impossible à croire mais possible - et pour Jacques Tourneur tout est possible - à illustrer, à filmer, tel quel), mais il filme aussi la mort, et comme personne: dans le cadre d’une fenêtre, dans le cadre d’une porte, emportés par deux balles perdues et précises, un petit garçon et une femme, innocents tous deux (simplement coupables de parenté avec les acteurs du drame), passent en un clin d’oeil, à la vitesse la plus terrible et la plus inexorable, de l’état de vie à l’état de mort. Ce qui bougeait encore il y a un instant à peine est frappé définitivement du sceau de l’immobilité, de la rigidité. La mort est l’arrêt brusque et irréversible de toute vie, de tout mouvement. Et il n’y a rien à dire de plus.
« Pour Jacques Tourneur les personnages d’une histoire sont de parfaits inconnus dont le mystère n’a pas à être éclairci ou expliqué. » (J.-C. Biette).
Ajoutons: rien n’existe que la fidélité la plus scrupuleuse au découpage que l’on choisit de s’imposer, rien n’existe que ce qui est sur l’écran, dans le cadre. Le cinéma de Jacques Tourneur est bien le cinéma de l’invisible, mais d’un invisible qui se lit et se dessine à même la toile de l’écran: les traces en sont là, et les empreintes, et les ombres, et il suffit, dans son petit hors-champ passionné et personnel, de savoir ne pas se voiler les yeux; il suffit de savoir ne pas se voiler les yeux devant la persistance du réel, de ces taches de réel qui sont les marques effectives sur l’écran d’une expérience unique de l’invisible, il suffit de regarder le film, ça fait peur, ça y est, ça se voit.
CINÉPHILIE 7
Tourneur représente la montée ultime, un acquis absolu de la cinéphilie. Il n’est peut-être pas « mine de rien, le grand négatif du cinéma hollywoodien entre 1940 et le déclin de ce dernier vers 1957 », (Biette, Postface à Trois Morts, Cahiers n° 285), tout simplement parce que, mine de rien, tous les auteurs de ce cinéma hollywoodien en sont, en plus petit, les négatifs. Il n’existe aucun grand cinéaste américain qui n’ait, à sa manière, révélé l’envers (complice ou dénonciateur) du système et de ses structures. Et ce n’est pas pour rien, par hasard, que les films sociaux de Ford ressemblent comme deux gouttes d’eau aux plus beaux films socialistes de la Russie soviétique. Un grand cinéaste s’engage toujours (et cela dans tous les sens du mot). Tourneur est plus moderne, plus radical, plus entier/éparpillé que les autres grands auteurs de la cinéphilie, des auteurs dont nous avons moins parlé parce qu’ils sont plus connus (ceux qui le sont moins n’ont pas fini de nous étonner, mais ce n’est sans doute ni le moment ni la place pour entreprendre un travail de réécriture d’une histoire du cinéma, travail long et méthodique et sérieux que personne à ce jour n’a véritablement entamé), des auteurs dont il faut espérer que l’accessibilité plus grande et plus démocratique, par le biais de la télévision notamment, permette au spectateur scrupuleux de se faire une idée: c’est là la seule illustration, la seule preuve raisonnable, de la quête passionnée et passionnante du cinéphile, la seule manière aussi de comparer ces oeuvres du passé avec ce qui se fait, se voit et s’entend aujourd’hui.
Nous sommes donc au sommet. L’art de l’invisible, du deuxième univers, parallèle, de la deuxième fois. Très près et très voisin en intensité et en beauté de ce cinéma-là, un autre, celui de la première - et de la dernière - fois: le cinéma de Lumière. (Ils portent bien leurs noms: tourneur, lumière; noms communs, lieux magiques). Ces deux expériences - limite du cinéma, les plus fortes et les plus définitives, augurent symboliquement de ce qui va advenir: l’éclatement de la cinéphilie, sa mort et sa fin, une fin royale, une mort honteuse: Mai 1968, une date, un choc. Étrangement, de manière prémonitoire (doublement: comme la preuve que Mai 68 va sonner le glas de ce cinéma, de cette cinéphilie, et que c’est de ce cinéma que se tisseront - et pour leur plus grand malheur et leur plus petite issue - les jours de gloire sans fin d’un irréel mois de Mai), l’Affaire Langlois précède et annonce une suite, moins heureuse il est vrai: Langlois, menacé d’éviction de sa propre cinémathèque, un mouvement spontané, anarchique et inattendu, se forme pour prendre sa défense. Manifestations, bagarres, les cinéastes et les cinéphiles se mobilisent (eux qui sont souvent très peu ou mal politisés sont ici très forts, très déterminés, très unis). Anecdote ou petite histoire diront certains, pour moi coïncidence nullement fortuite: un jeune homme, beau parleur bégayant (qui se fout sans doute du cinéma comme de sa dernière chaussette - encore que, à y réfléchir un peu...), un jeune homme au cheveu rouge harangue fièrement - rue de Courcelles - et fébrilement la foule. On devine (aujourd’hui) son nom qu’on ne connaît pas (encore): Daniel Cohn-Bendit.
On connaît la suite: Langlois réintégré, plus légendaire que jamais (tyrannique, merveilleusement bon, tout bonnement fou, un homme merveilleux et inoublié - autant de légendes qui collent parfaitement, une fois n’est pas coutume, à la réalité). Ce qu’on connaît moins c’est la suite de la suite: comment la (petite) révolution de Mai 68 - qui n’a pas enterré grand chose - a mis six pieds sous terre - et pour longtemps - la cinéphilie, ses rêves, ses espoirs, ses réalités.
(je me borne à raconter ici quelques phases d’une évolution qui m’est toute personnelle, une évolution brutale qui m’a sans doute secoué plus durement, durablement et intensément que beaucoup d’autres. Elle ne m’en semble pas moins, pour autant, symptomatique d’un malaise et d’une évolution plus générale dont elle fournit, à mon sens, un peu comme la structure vive, le canevas).
Mai 68: ça manifeste, ça bouge fébrilement dans les têtes et dans les corps. À la passion entretenue et vivace d’un tête-à-tête permanent avec les ombres plus vivantes que nature des salles de cinéma perdues succède un corps à corps tout aussi fébrile avec des idées généreuses et folles, des idées qui doivent se confronter sans cesse aux corps et aux idées des autres, les passants anonymes, les corps de rencontre. Chacun s’expose, livre ses espoirs, se délivre de ses vieilles hantises: pour le cinéphile, la tentation d’une autocritique radicale est grande, comme est follement grand le désir fou de s’affranchir d’un passé d’esclave (oui, j’ai été dupe), et de relever en même temps - comme un gant, comme un défi - la part d’esclavage - de dépendance hallucinée et béate - de chacun.
Dans la rue, ce qui semble se prendre, comme pour la première fois, démesurée, utopique, réelle, c’est la conscience.
Dans les bas-fonds du Ciné-Club Universitaire, pendant qu’au dehors ça bouge, ça remet en questions le monde, devant un écran occupé par des films politiques et militants, dans une salle constamment pleine - les séances sont gratuites -, les nouveaux cinéphiles sont (déjà) à l’oeuvre: contents (du semblant) d’apprendre le bon côté des choses, enfoncés jusqu’à la gauche dans le monde spéculaire du non-stop (permanent, ininterrompu) et du flux politiques, misérablement réduits à la plus noire misère étudiante -, celle qui n’a plus la moindre idée ni le moindre recul par rapport à sa bêtise et à sa pauvreté béates.
De cette dualité flagrante, criante, entre un dehors qui crie, un dehors qui flambe, et un sous-sol qui dort, qui geint, et qui cligne des yeux - le même public en somme que dans cette cinémathèque de la rue d’Ulm où des étudiants fauchés mais ivres de culture à bas prix pouvaient, au hasard des soirées, voir des films, n’importe lesquels, au hasard le plus total: l’important n’était-il pas que ça bouge dans le noir? -, de cette confrontation duelle, une idée (d’ex-cinéphile pas encore remis de ses émotions passées mais prêt à mettre son savoir et ses expériences au service de luttes plus exaltantes, plus généreuses) devait naître: si le cinéma aliène (si bien et si fort) au moment même où une prise de conscience (une désaliénation) est en train de se produire, c’est 1) qu’il y est pour quelque chose, dans cette aliénation générale. Qu’il est coupable. Qu’il doit payer; 2) qu’il y a peut-être moyen de se servir de la cause même - le cinéma - d’une bonne partie du mal, pour servir des intérêts contraires: le bien, l’éveil, la mise en question, une autre politique et un combat plus large, plus largement inédit, plus révolutionnaire - c’était le mot - en un mot.
L’idée: trois films (un Renoir, un Hawks, un film comique, si je me souviens bien), trois films populaires seraient projetés dans trois quartiers différents, dans la rue, sans annonce, sans tract, sans explication. Avec l’espoir - légitime: il faut se souvenir de la ferveur des échanges de paroles, des discussions spontanées jusque tard dans la nuit, au hasard des rencontres - dans l’attente, donc, de questions populaires et simples, dans l’espoir d’un débat vif, d’un débat brut, sur la nature du cinéma, sa fonction d’endormissement, ses mécanismes d’identification, ses structures fermées, payantes, cloisonnées, normalisées, dans l’attente de tout autre chose peut-être: une ouverture, un éclat - de voix? -, une réponse de l’autre à deux ou trois hantises du même.
L’idée est restée lettre morte. Les dirigeants (politiques comme les autres) du Ciné-Club U. refusèrent, sous les prétextes les plus futiles, vaseux, contradictoires: il y avait là sans doute pour eux quelque danger.
L’idée n’est pas restée lettre morte: une intervention (plus tard) pour substituer à la projection d’un film (dans un lieu de l’université aussi) un débat contradictoire sur le pourquoi et le comment du rapport (en Mai/Juin 68 il se posait de manière pressante) à ce film - à tout film - a très vite dégénéré: preuves tangibles et douloureuses (pour l’esprit plus encore que pour le corps) de la résistance violente de celui que l’on essaie de priver de son film, du rapport violent qu’il a avec ce film: coups, brutalités, peu de parole échangées. Résultat nul pour les spectateurs, enseignement à vif pour le cinéphile en proie au doute. L’idée n’est pas restée lettre morte: je ne veux pas parler des États Généraux du Cinéma et autres (sur)impressions plus ou moins passagères sur une profession en perte de vitesse. Simplement rappeler quelques idées, de celles qui ne s’oublient pas si facilement: face à la réalité violente -tangible, brute, brutale - du rapport du spectateur (et du cinéphile: nous étions les premiers, quelques mois avant Mai, à crier contre les quelques hérétiques qui se permettaient de troubler la quiétude et la sérénité d’une projection) à son film, on ne peut plus ne pas se poser quelques questions: pourquoi et comment l’invention de Lumière (quelques minutes de prise photographique et animée sur le réel fugace, dans un espace qui tient de la foire et du musée) s’est transformée, normalisée à ce point: une salle, des images parlantes, montées, mixées, standardisées dans leur durée et leur format, des images et des sons assemblés de telle manière qu’ils forment une histoire, une fiction, avec ses codes, ses conventions, tout un rituel immuable et fixe, etc. (si on connaît l’histoire, on se penche peu sur cette aberration - inévitable? - que constitue la mise en forme définitive du cinéma tel que nous le connaissons). L’idée n’est pas restée lettre morte: de l’utopie (travailler sur la caméra elle-même, imaginer d’autres hypothèses pour l’évolution du cinéma, faire comme si tout cela n’était qu’un - mauvais - rêve et qu’on allait pouvoir se réveiller, recommencer le cinéma à zéro), à la réalité toute proche du possible (le cinéma d’auteur et le cinéma politique ne devenant qu’une seule et même chose, qui se fendille, qui meurt, enfin peuvent advenir un nouveau type de film, un nouveau spectateur, un nouveau rapport entre les deux), une évolution s’était faite, irréversible: peut-être, après tout, le cinéma (la représentation) n’était-il pas le mal absolu (communication impossible, médiatisée, désacralisée), peut-être n’était-il pas non plus la source de toute joie, de tout émerveillement (devant le follement réel, le follement imaginaire), sans doute n’était-il pas grand-chose, rien - ou presque: ni un moyen d’expression, ni un art, ni une industrie, mais un peu des trois, une activité qui ne porte pas (tellement) à conséquence, qui n’a que très peu de ressort et d’effet, rien mais quand même une infime partie de tout, un mélange contradictoire du sacré (l’homme devenu dieu dans le hors-champ du cadre) et de l’hérétique (bravant l’interdit de toute représentation humaine, impie): ce n’est qu’aujourd’hui, alors qu’on le vide du peu de sens qui s’entête à adhérer encore, maintenant qu’il est moins que rien (une imposture, de la frime, du vent), ce n’est qu’aujourd’hui que cet infirme et informe mélange qui n’a plus de cinéma que le nom pourra - peut-être, sans doute - laisser se faire et se prendre quelques libertés de films, des films sans espoirs et sans illusions, neufs et tranchants, partis de rien pour aboutir à à peine plus - mais c’est ce tout petit supplément qui fera toute la différence -, un tout petit peu plus que rien (et rien à voir avec un quelconque supplément d’âme), un tout petit plus de rien.
God Save the Queen
Dieu sauve la Reine,
She ain’t no humain being
Ce n’est pas un être humain,
There is no future
Il n’y a pas d’avenir (de futur)
In England’s dreaming
Dans l’Angleterre qui rêve
Sex Pistols (God Save the Queen)
Louis Skorecki
Note:
[1] Dans le texte original, Skorecki a joint, entre « CINÉPHILIE 6 » et « CINÉPHILIE 7 », une longue « annexe sur Jacques Tourneur », constituée d’extraits de l’article de Jacques Lourcelles parue dans le nº 22-23 de Présence du Cinéma et de (belles) déclarations du cinéaste. L’auteur invite « celui qui craindrait de perdre le fil de l’histoire » à la considérer comme « simple note ». Pour des raisons de place, nous avons dû nous résoudre à ne pas la reproduire ici.
(Cahiers du Cinéma nº 293, octobre 1978, pp. 31-52)
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