CHOSES SECRÈTES
Un constat de départ proposé par le film: la vie est un sarcophage. Le bonheur et la vérité sont cachés, hors de portée. Il est nécessaire de s’organiser, de réfléchir, de s’agiter pour tenter de leur faire refaire surface. C’est à dire qu’il faut beaucoup se frotter à soi-même et au monde pour avoir une chance de découvrir la pierre philosophale. La jouissance est une voie possible vers l’éternité et l’absolu. Les corps sont des instruments dont la parfaite maîtrise peut signifier l’accès à la transcendance.
C’est dans ces conditions que l’exaltation de la vie pulsionnelle et fantasmatique semble être une solution pour sortir du piège de l’épée de Damoclès de la mort et des relations d’interdépendance économique et sentimentale. Mais cette vie est elle-même un piège car elle suppose le règne du mal, de la violence et de la mort. Elle ne se sépare jamais de sa part d’ombre. L’érotisme agit comme une drogue exaltante et asservissante tout en étant un stratagème gagné par la passion et un ensemble de calculs froids perturbé par des prurits incontrôlables. Ces contradictions de l’érotisme amènent à le présenter en un ensemble d’espaces et de scènes séparées et même hermétiques mais où le regard et le désir peuvent circuler librement. Les personnages sont des hiéroglyphes (le peignoir de Nathalie, les mots trop violents de Nathalie accueillant Sandrine, la première apparition de Charlotte dans le bureau...) mais ils se laissent déchiffrer lorsqu’ils le veulent (le drap enlevé, l’attente du collègue à son bureau, les discours de la méthode et les explications sur le jeu proposé par Christophe...). Les scènes et les parties du décor sont des boîtes communicantes où évoluent les corps et les passions qu’ils génèrent: les évolutions sur l’échelle sociale, les progressions dans un couloir ou un appartement ouvert aux quatre vents, la piste de danse, les filles dans les toilettes ou leur chambre, la masturbation pour le plaisir d’être vue et d’imaginer le désir de l’autre... Mais en réalité ces boîtes sont des gouffres, des sarcophages où tombent passions, excitations et calculs qui y évoluent un moment puis finissent par s’épuiser et pourrir sur pied (le père dans son jardin de banlieue, le métro, les bureaux séparés, les caves du château, Nathalie répudiée par Christophe…). Monter ou circuler en société c’est toujours s’enfermer plus tandis que rester sur place c’est mourir. L’intensification de l’émotion se fait sans en avoir l’air. Un plan après l’autre. Un morceau d’actrice après l’autre.
Dans cette pyramide se refermant lentement, le programme est rempli. La destruction de la possibilité d’une transcendance s’opère avec la caractère inexorable de l’écoulement d’un sablier. Le plaisir et l’avancée sociale par le cul sont des pièges. La vie intérieure et la vie extérieure se valent. L’éternité et la félicité sont toujours touchées du doigt et du regard avant de s’effriter dans les mains. Mille sensations. Le vrai et le faux sont utilisés avec une science d’une infinie complexité par des manipulatrices sur des manipulés, par des manipulatrices qui sont des manipulées. C’est qu’ici les êtres et les choses ne savent pas mentir. Le didactisme donné par les personnages et le scénario peut sembler agir comme protection mais de toute façon la caméra ne triche pas. Ce cinéma est à poil, nu avec lui-même et dans son approche des choses. Son esthétique est sa morale. Il fonctionne à l’économie c’est à dire qu’il sait dépenser quand il le faut. On ne triche pas. Ni en personne, ni en paroles, ni en voix-off ni au comble de la jouissance ni dans la simulation intégrale.
A l’intérieur d’un premier paradigme esthétique, les choses se font en adoptant une forme ramassée, standardisée en blocs de perception limitée au format 1:33. Ce faisant le sexe est présenté le plus directement possible comme un spectacle, une pose, une performance et une cérémonie sacrée. L’organisation d’une perception ramassée des choses permet aussi leur fragmentation (disparition d’une héroïne, montage insistant sur les marques de surprises, coupe d’événements importants, hésitations et observations des uns par les autres exprimées par des coupes sèches...). La nudité fonctionnelle ainsi créée grâce également à une photographie supprimant tout équivoque sur les formes et les espaces se révèle propice à l’analyse matérialiste globale se voulant socio-psychologique et philosophico-médicale de la femme et de l’homme comme composés d’éléments décomposables (enfance, libido, rêves, déclenchement physique de la jouissance, désir d’ascension, désir de s’installer...).
Le monde des passions est présenté de la manière la plus rationnelle possible. D’autant plus que l’irrationnel frappe à la porte. Il s’agit de la partie sérieuse et raisonnée du scénario et des personnages dont la maîtrise et la frontalité de l’approche doivent contrebalancer le désordre intérieur et extérieur de plus en plus prononcés. Et ce un peu pour se protéger, beaucoup pour se rassurer. La réalité doit être domptée, réduite en esclavage par un système de caches (les décors et cadrages déjà évoqués) mais aussi par l’extrême ornement des parures et la nudité performante du sexe qui reviennent au même. C’est à dire à des panoplies, à des uniformes, à un parcours et à un apprentissage. En un mot à des figures-types. Les personnages sont des objets vivants regardés dans une optique luciférienne. Ils sont vus comme des grains de poussière perdus dans l’univers, comme des grains de sable avançant aveuglément vers leur terme dans les halètements de l’orgasme compris comme une mécanique et comme la condition malheureuse de l’animal humain. C’est le tragique en mineur. C’est le style “code civil”, le ton “les mecs mode d’emploi”. Il n’y a pas de détours. Il faut remplir un programme politique, philosophique et social de triomphe personnel. “Ose” comme mot d’ordre, et “caresse-toi” comme méthode.
Dans cette perspective le film est conçu pour analyser en montrant distinctement le spectacle de la jouissance. C’est une pensée à l’oeuvre qui produit des catégories d’analyse donc cloisonne ce qu’elle montre. Par exemples les clients de la boîte à cul, les filles jetées sur le trottoir, le père dans son jardin, l’usager du métro enfermé dans la rame, les deux filles seules dans une chambre/nues sous leurs imperméables au milieu de la foule, les bruits du métro, les fantasmes dans la tête, l’érotisme “téléphone rose” des employés de bureau, la secrétaire enfermée dans son box, les plans d’une partie du corps de Sandrine pendant la séduction de son patron... Brisseau s’affole de jeux trop bien ordonnés. Comme le Bresson des Dames du Bois de Boulogne, il supprime la vraisemblance et le confort de perception sans renoncer à une logique de progression dans l’intime jusqu’au sublime.
Mais un deuxième paradigme esthétique déborde les cases précises tenus par la voix-off et la ligne narrative. C’est celui de la violence poétique, de la contradiction interne, de l’imprévu terrible, de la dimension inattendue sautant au visage (la musique, la dimension mythique et princière des personnages, un maquillage étalé par des larmes). Dans cette perspective le cinéma est fait pour tout brûler, pour révéler la dimension soudain bouleversante d’un personnage: se voir double ou triple pour la narratrice, voir le soleil en face pour Christophe... L’être humain est révélé à sa propre nature. Il est rêvé à des dimensions trop vives pour lui et presque intolérables pour le spectateur. Le monde mirifique où il évolue (tableaux orgiaques, monde de l’entreprise symbolisé par un couloir avec apparitions et disparitions) est soudain entièrement à sa portée mais il peut aussi l’écraser (contraintes après contraintes, gouffres d’ombre de la passion, liberté et jeux trop intenses, présence intenable dans un lieu ou bien souffrance de voir ou d’imaginer autrui...). Les dimensions accordées à l’homme par le film sont alors immenses, blasphématoires dans leurs aspirations à la divinité. C’est arrêter la course du soleil ou voir la mort en face. C’est le désespoir à un degré d’intensité inédit. C’est le sexe comme mystérieux point d’accès à l’éternité par confusion de l’extérieur et de l’intérieur: les danses, le tunnel du métro et la cachette derrière une porte ou devant l’entrée d’une immeuble, la passion exprimée directement par les chorégraphies amoureuses, la transparence des motifs exprimée par le dialogue malgré une opacité totale des visages, les tentures dissimulant ou révélant un corps ou une scénographie. Dans ce cinéma, le point d’équilibre demeure invisible. Les vraies motivations restent toujours en retrait. La frontière entre le vrai et le faux est floue. Il est impossible de savoir ce que l’on veut. Tous manipulent et sont manipulés à tous les niveaux. Le tissu du monde est brouillé, chaotique. Le style d’écriture se fait délié pour le recueillir sans se briser les reins. Les courses haletantes et les dépenses d’énergie en pure perte sont comme compensées par la maîtrise d’un travelling ou la gestion parfaite d’un plan-séquence. Brisseau garde la tête froide face aux débordements intérieurs de ses personnages. Il compose des tableaux avec de la matière friable. Il rêve d’éternité par le carton-pâte royal comme DeMille avec The Ten Commandments.
Mais alors où est le vrai? Où est l’être? Il est encore à venir. Il est encore dans les chaînes. Il ne préside pas à sa destinée. Il a un maître dans ce monde.
Qui donc gouverne ce monde violemment matériel? Le Prince de la Terre? Dionysos? Prométhée? Un jeune patron de PME française du début des années 2000? Qu’importe. Il est l’alpha et l’oméga des jeux de désir et de pouvoir. Avec lui tout est matière et images. Il est lui-même une image parfaitement lisse. Son discours et ses actes sont d’une parfaite clarté. Il s’insinue dans les consciences et les vies avant d’y serpenter en formant une ligne brisée faite de touches de vie et de mort. Il fait bouger la machine du monde avant la clôture de la pyramide. Son bureau et les autres décors où il apparaît sont des temples de même que sa perfection physique qui ne semble pouvoir subir aucune altération. Mais à côté de lui, en face de lui, dans le même plan que lui ou dans les rets de ses plans et manipulations les êtres et les corps (et d’abord ceux des femmes) sont des quantités de matière périssable, des gouffres d’ombre filmés comme tels la bouche ouverte, la tête révulsée ou la nudité toujours à même d’être dévoilée, les yeux clairs insondables, la peau devenant cireuse, la pénétration utile ou gratuite. Ce seigneur se nourrit de l’intrication compliquée des réseaux de pouvoir et de désir. Il gouverne un royaume voué à la mort et à la destruction en entretenant sa décadence permanente. Il préside le grand frottement permanent où la vie se désagrège en espoirs déçus, blocages sociaux et autodestructions par immolation. Mais il le fait d’abord et avant tout par le sexe, ses illusions entretenues ou subies, ses manifestations fascinantes de puissance et ses épuisements piteux (corps enlacés, billets brûlés, comptes compulsifs de l’argent par une fille abîmée et agenouillée dans un coin...). Ces vanités poignantes qu’il organise dans un jeu promettant et recherchant la liberté absolue, vanités dont il savoure la dérision, sont des images précises (l’horloge, le récit de l’enfance avec la décomposition de sa mère sous ses yeux, le faucon, le vieillissement…). Elles sont données explicitement comme des explications de son mépris du monde sensible et de la vie dont il fait ce qu’il veut. Être sous sa coupe c’est avancer sans choix, comploter sans choix, vivre sans choix. C’est être esclave. Les êtres et les choses sont entièrement dévalorisés.
Mais le diable lui-même cherche la transcendance en voulant pérenniser son pouvoir (le rayon de lumière lors de l’union avec sa soeur). Cette forme absolue et brutale de matérialité, visible au plus haut point dans les scènes de triomphe de la matière (orgies, exhibitions, séductions, spectacle de l’argent) ainsi que de manière souterraine dans les répercutions de ces triomphes, est le moyen-même de revaloriser la vie par le sublime artistique (les corps toujours entre la mécanique et la libération gracieuse, la musique de Bach et de Vivaldi, l’intensification de la lumière…). L’empire de la matière, le degré zéro de la morale et la débauche la plus achevée ont en eux cette tendance à un nihilisme si absolu qu’il devient malgré lui, à épuisement de lui-même et une fois arrivé à son point culminant, le vecteur d’un possible accès à la transcendance. Le manipulateur en chef joue par définition avec le feu. Il donne lui-même la citation expliquant les choses secrètes. Au-delà de leur sens apparent se rapportant aux sociétés secrètes, aux manipulations, aux mystères du désir féminin et à l’emprise de la mort, les choses secrètes signifient que la transcendance est toujours possible dans les cassures visibles dans le jeu des actrices et dans l’entre-deux de la vérité et de la simulation en renversant un pouvoir contre lui-même...
Ce qui peut permettre une vision plus claire tend à libérer la beauté et la vérité d’un cérémonial ou d’une stratégie en les fractionnant en des morceaux qui pourront à terme recomposer un tout cohérent. Face aux choses secrètes il importe pour le film de privilégier la redéfinition permanente de son approche des acteurs, des espaces, des durées et de la narration tout en ne renonçant pas à poursuivre un mouvement linéaire. Un troisième paradigme esthétique apparaît. Il consiste à pousser le deuxième paradigme dans ses derniers retranchements pour éclipser peu à peu le premier paradigme puis le renverser. Tout est mis à feu avec la fête, la mort du père, le renversement du premier patron... Ce qui veut dire un bouleversement progressif des repères et même la révélation du monde derrière le monde. C’est une ouverture vers l’irrationnel pur (la mort, l’éternité, les images des yeux, le désir, l’ivresse, la passion, le feu, le feu, le feu - tirer sur le soleil comme dans Der Tiger von Eschnapur). C’est une montée vers la beauté pure par l’alliance des contraires, la coalescence puis la lente retombée dans une destruction pleine de promesses.
Lorsque, par une rupture du cycle presque miraculeuse de témérité sublime, le prince est renversé et lui-même dissout dans la mort, la liberté et le monde sont vus comme au premier jour. Comme la première scène passe de l’ombre à la lumière par déploiement de la grâce corporelle, le film quitte l’obscurité de la présence tacite des spectres et de l’écoulement du sablier ponctué par une horloge pour se diriger vers une clarté fragile mais lavée. Fini le récit, finie la vie matérielle. Les filles sont face à elles-mêmes. Le grand égout de toutes les aspirations et de tous les parcours, le grand réceptacle des passions et des jouissances, l’ensemble des cavités et des poussières humaines finit par tout régurgiter au grand jour. C’est un nouvel équilibre ou plutôt un équilibre inédit après le chaos de l’innocence puis la fausse maîtrise et le chaos violent. Il connecte le morcellement du premier paradigme au délié du deuxième. Cet équilibre s’applique à un monde sinon entièrement neuf du moins repartant à zéro (la sortie de prison, les positions sociales renversées, la pluie). Et ainsi c’est un monde repartant selon un ordre miraculeux opérant l’alliance des contraire, des couches d’humanité ayant maintenant intégré la puissance destructrice du rationnel comme celle de l’irrationnel. C’est le sublime de midinette rejoignant le sublime tout court. C’est Beverly Hills 90210 réconciliée avec Thomas d’Aquin. La pyramide du monde s’ouvre à la fin, le sarcophage de la vie est ouvert: le monde se déverse sur lui-même en pleine rue, les filles se rencontrent à nouveau, les consciences se libèrent, tout est libre et simple. On accepte modestement sa position dans l’univers, avec “stupeur et tremblement” et après tant de détours. Une petite inquiétude demeure, celle d’une existence rendue à elle-même qui devra travailler sans maître à son propre salut. Les choses secrètes ne le sont plus.
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2014/2015 – Foco |