OSE!
par Frédéric Majour


« Le point de départ était équivalent à Psychose (...) J’ai eu envie de faire la même chose avec le sexe. Je voulais montrer deux nénettes qui ne portent pas le sexe sur le visage, mais dont on sait qu’elles sont capables, n’importe où et n’importe quand, de s’envoyer en l’air. Du coup, dans les situations les plus quotidiennes, dans un restaurant, dans un bureau en plein jour, on sait que tout peut arriver. Le spectateur voit le film dans l’attente que quelque chose de cet ordre-là se produise. N’importe quelle situation de la vie quotidienne s’en trouve érotisée. J’aimerais que le film crée comme cela un véritable suspense sexuel. » (Jean-Claude Brisseau)

« C’est ça, le génie de Brisseau. Un grand cinéaste est d’abord un grand spectateur. Le spectateur Brisseau a vu, de ses yeux vu, les enjeux sexuels du suspense hitchcockien. Il l’a vu, il l’a reproduit. C’est Choses secrètes. » (Louis Skorecki)

Entre Psychose et Choses secrètes, il y a « Chose ». Psy-Chose. La Chose en tant qu’objet originaire du désir, objet qu’on ne cesse de vouloir retrouver, non parce qu’il a été perdu (mythe freudien), mais, au contraire, parce qu’il n’a jamais été possédé (« réalité » lacanienne). Et dans « Chose », il y a « Ose! ». Soit l’injonction qu’énonce Nathalie (Coralie Revel) à Sandrine (Sabrina Seyvecou) au début du film: oser toutes les possibilités qu’offre le sexe (séduction, manipulation, trahison...) pour grimper dans l’échelle sociale. Soit surtout l’injonction que se prononce Brisseau à lui-même: oser toutes les possibilités qu’offre le récit pour atteindre à ce véritable suspense sexuel dont il rêve. On pourrait y voir une aporie. Comment prôner à la fois l’audace, qui consiste à recourir à tous les moyens dont on dispose pour parvenir à ses fins, et le suspense, qui lui au contraire suppose une certaine rétention: retarder au maximum les moments où l’audace se manifeste. Mais ce n’est qu’apparence. Si le suspense est sexuel, c’est non seulement parce que Brisseau recourt au sexe, comme Hitchcock recourait jadis à la peur, mais surtout parce qu’il y a dans le suspense une dimension érotique qui d’ailleurs touche moins à la chose sexuelle qu’à ce qui la sous-tend: la jouissance. Qui fait que le suspense se situe à deux niveaux: un niveau classique, temporel, où l’on se demande à quel moment la jouissance - point d’orgue dans la mécanique du désir dont le sexe n’est qu’un rouage - va survenir; et un niveau plus profond, mystérieux, quand soudain, au moment où justement la jouissance affleure, on se demande si elle est bien réelle.

C’est tout le film qui fonctionne ainsi, mû par cette double interrogation. L’ouverture est à ce titre éclairante. S’y trouvent condensés, en quatre minutes, tous les enjeux du film. Et même, pourrait-on dire, tout le cinéma de Brisseau. Ouverture dans laquelle le réalisateur, fort de sa croyance dans les pouvoirs du cinéma, refuse au spectateur de s’installer confortablement dans le film, en l’amenant dès le premier plan à s’interroger sur ce qu’il voit. Et que voit-il? D’abord un tableau: une femme nue allongée sur un lit, évoquant quelque Odalisque de la peinture classique, mais aussi La femme nue couchée de Courbet (même drapé pourpre), une petite touche de réalisme, ce que suggèrent les jambes entrouvertes de la femme, sauf que celles-ci sont vues à travers un voile, voile transparent derrière lequel on aperçoit aussi, dans un jeu d’ombres, un personnage avec un oiseau, figure allégorique (le faucon symbole du pouvoir, sinon de la chasse) autant que fantastique (la composition de l’ensemble évoque un collage à la Max Ernst). Des « choses secrètes », troublantes, dont le sens échappe dans un premier temps. Le suspense est là, renforcé par le tictac d’une pendule. « Tictac, tictac, tictac... » Où est-on? Que va-t-il se passer? Changement d’axe, comme si le voile s’écartait, révélant davantage le corps alangui de la femme, révélant surtout, au premier plan, une sorte d’avant-scène. Exit le tableau, il s’agit en fait d’une représentation. Mais de quoi exactement? A la lumière orangée, caravagesque, de l’image viennent s’ajouter les premières notes de La passion selon saint Jean de Bach - le 1er chœur, Herr, unser Herrscher (« Seigneur, notre maître ») -, conférant à la scène une dimension sacrée, mieux: mystique, dont on sait l’importance chez Brisseau. La fille se cambre, se redresse, enfile ses chaussures et, une fois debout, s’avance sur la scène où elle se met à danser, entrant dans une sorte de transe érotico-extatique (elle se caresse frénétiquement), jusqu’au moment où retentissent les chœurs de Bach (la jouissance aurait-elle à voir avec le divin?) et qu’on découvre, à la faveur d’un mouvement de caméra, le public en train d’assister au spectacle. Exit la scène, au sens théâtral, nous sommes en fait dans une boîte de nuit. La caméra continue de panoter, alors que Bach s’efface, laissant la place à de la musique techno, puis s’arrête sur la fille qui tient le bar et qui nous dit en voix-off: « Voilà, moi c’est Sandrine, je suis la nouvelle. Comme vous voyez, je travaille au bar, et des fois je fais le vestiaire, et j’aime pas trop ça, mais bon, faut bien vivre. Pour oublier, je regarde le spectacle, les filles, et la seule qui me fascine vraiment c’est Nathalie, c’est mon modèle secret, elle est belle, elle sait comment les avoir tous à ses pieds. La vérité c’est que, même si j’ose pas trop l’avouer, j’adorerais savoir en faire autant, les faire tous saliver, et avoir le monde entier à mes pieds à moi... » Soit le programme que le film va se charger d’appliquer, après que les deux jeunes femmes aient été virées pour avoir refusé le marché sexuel que le patron voulait leur imposer et que, maintenant, les conditions sont réunies pour faire de chaque espace du film - qu’il soit intime, privé ou public - un espace si fortement érotisé qu’un simple regard, une simple intonation de la voix, un simple geste de la part des deux filles, sera comme une charge de jouissance, prête à exploser, quelles que soient les circonstances.

Dans Choses secrètes, deux règles président à la réussite de l’entreprise: savoir simuler, et pas seulement le plaisir; ne pas céder au sentiment amoureux, si léger soit-il. S’y tenir suffit pour gravir les différents échelons de l’ascension sociale, qui mêle lutte des classes et guerre des sexes. Mais il reste le dernier échelon, le plus dur, incarné par le fils du PDG de la grande boîte où les filles ont été engagées, personnage libertin autant que sadien, chez qui la jouissance n’est pas du même ordre. On sait que pour le divin marquis, jouir du corps de l’Autre relevait d’un droit naturel, le droit de jouissance, exigible pour tous les hommes puisque fondé sur la loi universelle qui est celle de la nature: « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir. » Telle est la maxime sadienne (reformulée par Lacan). Si le plan échafaudé par les deux femmes met à mal la loi sociale, il ne peut que se briser devant ce qui apparaît, avec le personnage du libertin, comme le simulacre de cette même loi. L’injonction de départ - « Ose! » -, que les deux filles s’étaient promises de suivre à la lettre et jusqu’au bout, se trouve annihilée par celle à laquelle obéit leur jeune maître: son droit de jouir sans limite. Et pour l’Autre, une angoisse de plus en plus forte, qui prend le pas sur la jouissance et fait basculer le film dans un autre type de suspense. Plus pervers que sexuel. Nathalie, la jeune femme soi-disant experte dans l’art de manipuler les hommes, finit par tomber dans le piège: elle s’éprend de l’homme libertin, une passion qui va la consumer, et ce d’autant plus qu’elle subit en retour les pires humiliations. La fin du film atteint au lyrisme des grands mélodrames. Si l’autre fille (Sandrine la narratrice) se fait épouser par le maître (étape ultime de sa réussite sociale), elle se retrouve vite rejetée par celui-ci, pour ne pas s’être prêtée de bonne grâce à ses fantasmes sexuels, lors d’une nuit d’orgie au château (qui rappelle Eyes Wide Shut de Kubrick), assistant de surcroît aux rapports incestueux que, tel un pharaon, il entretient avec sa sœur, avant de se faire violer par un groupe d’hommes, ce à quoi avait échappé initialement Nathalie lors de son numéro de strip-tease. Ce qui était ainsi présent dans le prologue, mais de manière énigmatique, se retrouve à tous les stades du film. Jusqu’au dénouement. Où il apparaît que c’est la mort finalement qui rôdait depuis le début, à travers le personnage à l’oiseau et le bruit de tic-tac qu’on y entendait. Mort en suspens (le temps du récit), ce qui correspond aussi à une forme de suspense, plus métaphysique celui-là, et qui ressurgit dans le finale avec la disparition du personnage sadien (il pousse quasiment Nathalie à le tuer), personnage apparenté au diable, ou plus exactement à une sorte de Dieu inversé - « l’être suprême en méchanceté » -, dont il faut « arracher le cœur » pour qu’il cesse d’exister, comme le suggère l’image du rapace (le même qu’au début) s’attaquant à sa dépouille. Quant aux deux jeunes femmes, si elles ont survécu à l’épreuve, elles n’en sortent pas indemnes pour autant. Ainsi l’épilogue qui les voit se rencontrer par hasard quelques années plus tard: Nathalie en mère de famille anonyme, après sa sortie de prison; Sandrine en jeune veuve richissime, depuis qu’elle a hérité. Deux femmes au destin opposé mais offrant le même visage, qui les fait ressembler à deux fantômes, deux figures tristes, comme absentes du monde, car atteintes du même mal: la jouissance dorénavant impossible.

 

VOLTAR AO ÍNDICE

 

 

2014/2015 – Foco