DE BRUIT ET DE FUREUR
Un ange passe
La chanson de Trenet entendue au début tire les larmes: nostalgie inexplicable, solitude tenace du Schlüsselkind, voix douloureuses et lumières/rayons X ne laissant rien dans l’ombre. Elle semble avoir inspiré le film: l’histoire du passage aérien et volatile de la grâce (un oiseau, un ange, une institutrice, un petit garçon seul) au milieu du bruit et de la fureur d’un monde en guerre.
Les scènes oniriques (mais sont-elles seulement imaginaires?) sont d’un symbolisme criard (érotique, magique et réaliste comme celui de The Shining avec son enfant-lumière) dans une lumière bleutée de film fantastique des années 1980 interviennent souvent au coeur de scènes et ne rompent donc pas la continuité esthétique entre le miracle et le quotidien le plus banal (la salle de classe, l’appartement de banlieue) qu’elles transfigurent par leur naïveté sublime (des images d’enfant, des images pieuses, les mots et les images d’une mère absente).
La référence à Shakespeare dans le titre et l’épigraphe est l’autre source du film qui peint une société où tous sont en guerre contre tous. C’est une société de clans violents (la famille de Crémer avec patriarche violent et cadet incontrôlable, la bande, l’autoritarisme du principal, les relations entre les élèves, les femmes n’existant pas) qui affirment la loi du plus fort. Et d’un autre côté ce sont des faibles sursauts d’humanisme (la pédagogie de l’institutrice, le frère cherchant à sortir de l’influence familiale, la poésie, la compassion de Bruno pour les mourants et les animaux). La guerre est incessante (le jeu, la frustration, l’amertume, les rivalités incestueuses, les luttes de pouvoir et d’influence) et les scènes de chaos se succèdent (la chahut en classe, l’attaque de Crémer dans son salon, le guet-apens à la bande rivale, la suite de violences cathartiques à la fin) avec seulement la mort comme échappatoire et lueur d’espoir (la lettre relatant l’expérience surnaturelle de Jean-Roger, Bruno rejoignant ceux qu’il aime).
Mettant tout sur le même plan, Brisseau efface les traces de mise en scène (peu de découpage, insistance sur les espaces vides de la banlieue parisienne) en ne mettant l’accent que sur les manifestations les plus discrètes et les plus pudiques de la grâce (les gestes de l’ange, le revolver dans l’herbe, l’oiseau, les couloirs blancs, une cage d’escaliers vide, le long plan sur la danse de Bruno avec l’institutrice, le travelling sur les bancs d’école vides).
Sans être un constat sur la violence en banlieue ni un manifeste d’aucune sorte, le film n’en dit pas moins volontairement ce que la vie dans un HLM de Bagnolet en 1988 pouvait avoir d’intolérable (l’imaginaire violent comme mouvement vers l’illimité et la mort, les activités illégales, les rapports sociaux rugueux, la difficulté pour un enfant d’y grandir, le recul de la loi avec le recul de la voiture de police et de l’assistante sociale terrorisée).
Il le fait au moyen d’un style concentrant les actions comme celles des deux écoliers dans la chambre ou de Jean-Roger allumant des cocktails Molotov dans le plan au format 1:37 ou en établissant un rapport de montage entre deux espaces contigus par exemple entre deux parties de la cave où se déroulent les pratiques initiatiques de la bande. Cela pousse aux pires violences dans un cri de révolte (la mise en scène des personnages à l’étroit dans la chambre du grand-père cloué au lit suivi du frère gueulant par la fenêtre, la mise en scène du chahut dans la classe à l’escalade révolutionnaire de la façade = l’attraction terrestre contre l’appel de l’envol).
Mais dans le même temps cet enfer est une rêverie aux étoiles, l’organisation d’un coin de paradis dans les endroits les plus sordides et les plus solitaires, tous susceptibles de susciter le merveilleux. Le monde est là, tout près à être pris dans ses mains. Une mappemonde ou un oiseau, une ouverture vers la connaissance mesurée, apollinienne ou une démesure. Dans les deux cas, la caméra de Brisseau se fait dentellière pour appréhender les secousses délicates des êtres au milieu des chocs tectoniques de leur environnement. C’est toujours la grâce par le chaos, le loubard et l’enfant, la confusion entre l’étreinte tendre et l’agression. De tout mettre à feu et à sang, Brisseau en vient à filmer, sans jamais chercher à rien forcer, une âme dans tous ses tiraillements spirituels qui prennent directement une forme sensible: pas de danse, tenue d’une attitude, faucon et dame blanche, incendie et HLM comme châteaux pointés vers le Ciel.
Et cela, enfer ou paradis, filmé avec un grand respect pour tous les personnages (tous victimes d’une structure sociale dénaturée en champ de bataille mais aussi bourreaux, mais aussi rêveurs, mais aussi amants, mais aussi princes autistes et magnifiques de petits royaumes farouches) et en toute modestie, une modestie d’enfant regardant ses chaussures. Le personnage de Bruno est l’élément central du film avec l’atmosphère de salle de classe: son apparence angélique et ses paroles de saint n’en font pas un personnage éthéré, il accompagne son pote voyou en mobylette et porte son sac de classe comme un petit français, rien qu’un enfant tout simplement.
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2014/2015 – Foco |