THE SERVANT
Compte tenu des films les plus intéressants qu l’on ait pu voir depuis deux ou trois ans, il apparaît que Losey est aujourd’hui le metteur en scène le plus capable de représenter le monde actuel avec, ensemble, le don nécessaire de la caricature et le maximum de force documentaire. Apte aussi bien à faire parader les êtres d’exception que ceux qui correspondent à quatre vingt quinze pour cent de nos congénères et à nous-mêmes (mélange d’abrutissement, de pitrerie, de fatigue, de désirs vagues et de rigolade), il maintient dans ses films cette « profondeur humaine » dont le directeur d’une salle située près de l’Etoile parlait à propos de Beyond a Reasonable Doubt. Le propre de la profondeur humaine étant de se situer en même temps au dessus et au dessous de la ceinture, elle n’est pas définissable, mais inépuisable. De quoi témoigne-t-elle (de quoi, donc, témoignent Eva et The Servant)? D’un effort de compréhension et de communication soutenu pendant plusieurs dizaines d’années d’une vie. Que prouve-t-elle? On n’en sait rien mais, sans doute, que le monde est mal fait et que les chances de l’améliorer sont minces. Que pourrait-elle prouver d’autre? Tout y passe et doit y passer: la maladie, le sommeil, le travail, la jalousie, etc. (c’est-à-dire la jalousie à crever, le sommeil qui vous crève, le rire qui vous crèvera, etc., etc.).
Les films américains de Losey possédaient la même émotion, la même compréhension et la même compassion que ses derniers films anglais. Et quoiqu’on en dise, la dramaturgie de Eva et du Servant n’est pas différente de celle du Lawless. Passons outre l’évolution de Losey vue sous l’angle de la mise en scène et de la technique parce que nous ne sommes pas capables d’en parler et que Losey seul doit savoir ce dont il s’agit. D’où il ressort néanmoins que si, en leur temps, ses films américains étaient les plus réalistes du cinéma, The Servant est foncièrement différent de ceux-ci quoique, lui aussi, d’un réalisme exceptionnel. Aucune explication n’est à fournir puisqu’elle devrait sans doute renvoyer à ce que fut la vie de Losey depuis dix ans. Il est plausible que le réalisateur d’Eva constate davantage cette évolution qu’il ne l’explique (cherche-t-il d’ailleurs à expliquer quoi que ce soit en lui-même si, comme cela est vraisemblable et souhaitable, il s’efforce de plus en plus de vivre autour de lui. The Servant, comme M et Time Without Pity, n’est en rien un film d’obsédé et s’éloigne absolument de ce qui pourrait être des préoccupations personelles).
La différence à laquelle on est, en premier lieu, sensible, est de caractère humain. Cette sensibilité aux hommes et aux femmes dans le monde ressemble à celle du malade puis du convalescent. Ressentant, partout, le mal et la souffrance, elle ressent plus qu’une autre ce qui est riche, diversifié, concret, et signe de vie (de la vie organique et de la vie publique).
L’adjectif anglais washed up (lessivé, vidé) exprime assez bien une part de mon sentiment sur ces films. Un épuisement qui est creusement (comme l’action de la mer sur ler os et les cartilages), est l’impression directe donnée par The Criminal. Après avoir lutté toute sa vie « pour certains principes moraux et artistiques » Losey réalise des films qui prouvent un esprit libre mais vidé. C’est dans sa fatigue même que The Criminal est générateur d’énergie et de vie. The Servant comme Eva (cf: le plan où Stanley Baker se déculotte devant Jeanne Moreau) accumule les momments de « vérité bouffonne et tragique », selon l’expression de Blake Edwards. Et il se peut en effet qu’aucun film américain de Losey n’ait témoigné d’une vision aussi riche, parce que cette vision, ainsi que la fatigue, est la suite naturelle des années d’expérience et d’une réflexion logique sur ces années.
On a, jusqu’à présent et à juste titre, insisté sur les implications sociales du Servant. Il n’en est pas moins vrai que, pour le culot et l’exactitude, pas mal de gens entre Londres et Paris peuvent en faire autant. La vivacité de la mise en scène n’aura, par contre, aucun imitateur. Un ami qui a vu un bon nombre des films publicitaires de Losey me citait celui où l’on voit une vieille dame préparer et humer un potage, et la qualité irrésistible de velouté et de parfum qui pouvait s’en dégager. Ces jeux et querelles entre deux polissons qu’est The Servant abondent d’effets similaires, foule de détails sensibles et actifs comme on en voit rarement au cinéma (en fait on en voit beaucoup mais inopinément).
Plus peut-être qu’aucun autre film, The Servant montre à quel point le cinéma est efficace pour créer une atmosphère, exprimer une émotion et additionner les gags de tous ordres en utilisant les procédés les plus simples (le steak enflammé que brandit le serveur-cosaque pour ouvrir la première scène avec Wendy Craig. Le plan de Bogarde filant bon train, son filet à provisions à la main. Les yeux ronds du même lorsqu’il annonce: « Just a Beaujolais, but from a very good butler »). Rappelons-nous d’ailleurs que, dans Time Without Pity, la vie de Leo McKern était une suite de gags. Pour en revenir à la profondeur humaine, Losey est sûrement le seul à pouvoir faire des plans extraordinaires avec des chiens et des canards.
Marc C. BERNARD
(Présence du Cinéma n° 20, mars-avril 1964, pp. 13-14)
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