LE FILM QU’IL FAUT FAIRE - THE YARDS DE JAMES GRAY
par Vincent Jourdan


Têtu. Stubborn comme disent nos amis anglophones. La détermination semble être le trait dominant du caractère de James Gray, l’un des réalisateurs américains les plus excitants de ces vingt dernières années. Il annonce la couleur dès The Yards en 2000. Pas question, après le coup d’éclat de Little Odessa en 1994, de transiger sur le film qu’il voulait, tout au fond de lui, faire. Il mettra cinq années à monter The Yards, puis sept années de plus après l’échec public du film, avant d’en proposer une version plus séduisante peut être, sans doute, avec We Own the Night (La nuit nous appartient) en 2007 qui, sans céder ni sur ses thématiques ni sur son esthétique, trouve son public et l’impose comme grand cinéaste classique de son époque. Rasséréné, Gray peut alors passer à autre chose et filmer la simple histoire d’amour de Two Lovers l’année suivante. Quinze années, quatre longs métrages, mais James Gray a imposé James Gray au sein d’un système où règne le factice et le facile.

Rétrospectivement The Yards est peut être le film essentiel de cette œuvre, son inflexion et sa clef, prolongement de Little Odessa et matrice plus âpre de We Own the Night. Le film contient cette obstination sans faille de James Gray et peut se lire comme métaphore de son propre parcours et des questions qu’il pose au jeune metteur en scène. Le film est à la fois celui qu’il veut faire, celui qu’il offre au public et une réflexion sur leur fabrication. A travers le personnage principal de Leo Handler joué par Mark Wahlberg, Gray donne un autoportrait dans lequel il exorcise ses peurs et ses doutes. Comment l’on peut se mettre à tourner en rond, comment l’on en vient à se livrer aux compromis, comment, à se laisser aller à sa pente naturelle, l’on en vient à trahir, à perdre son amour et au final, à se retrouver au même point qu’au départ.

Le premier plan du film est saisissant. Noir. Puis des points lumineux comme l’espace infini. Comme une naissance, comme les étoiles de Hollywood. Et puis, brutalement, une lumière éclatante et dure. Nous jaillissons d’un tunnel de métro à New-York. Et cette ville que nous avons vu mille fois, nous semblons la découvrir de nouveau. Leo, le regard fermé est assis dans une rame. Intuition du film à venir, il croise du regard un policier en service. Deux heures plus tard, nous allons le retrouver assis à la même place dans une rame identique, le regard dans le vague. Le cercle se referme. Entre temps, les sirènes hollywoodiennes ont chanté au oreilles de James Gray. Viens avec nous, viens vers la vie facile, l’argent, les filles belles comme sur les magazines et les boites de nuit dont la musique anesthésie les tympans. Gray superpose son parcours à celui de son héros, une histoire héritée du film noir classique qu’il affectionne et de ses propres racines plongeant dans la tragédie non moins classique.

Leo a fait quelque chose de bien. Il n’a pas trahi la famille, il n’a pas parlé à la police et a fait de la prison pour couvrir ses amis (Gray a fait un premier film remarqué). Quand il revient, on le fête, on le félicite, on veut lui trouver du boulot, l’intégrer au système. Mais l’ami (Willie Gutierrez joué par Joaquin Phoenix) comme le patron (Frank Olchin joué par James Caan) ne sortent pas de l’idée qu’ils ont de lui et ne s’intéressent pas à ses aspirations propres. Ils sont intéressés par ce que Leo peut leur apporter et, au premier écart, seront prêt à le sacrifier. Idée de sacrifice ici littéral puisque nous sommes dans la pègre. Fais ce film dont nous avons besoin, James, fais ce film qui nous fera gagner de l’argent.

Face à eux, face à cette tentation, Leo bénéficie du soutien sans faille de sa mère, belle figure incarnée par la grande actrice Ellen Burstyn. Elle croit en lui et le renvoie à son enfance, à ses origines qui se confondent avec les origines prolétaires de Gray, à une certaine forme de fidélité, à une certaine idée du cinéma.

Comme en miroir, il y a aussi Erica (Charlize Theron), l’amour d’enfance, celle qui a déjà basculé, qui est tombée de le miroir aux alouettes, séduite par Willie, liée à son beau-père qui n’est autre que Franck qui cherche à lui imposer son autorité. Coincée. L’amour de Leo et Erica, très pur, s’exprime simplement par des regards et des gestes tracés avec finesse par Gray qui leur donne la force de l’évidence, une communication au-delà des mots qui fait ressentir leur étroite proximité. Elle est une sorte d’idéal qui va se révéler inaccessible. Ces deux femmes et ce qu’elles représentent sont l’inspiration de Leo, sa force et sa faiblesse. C’est pour elles qu’il tente de s’acheter une conduite, mais c’est par elles qu’il se met en danger en refusant la fuite.

Gray, poursuivant son jeu de miroirs psychologiques propose avec le personnage de Willie un reflet de Leo. Procédé classique là encore mais qui fonctionne dans la référence à la tragédie et grâce aux qualités d’écriture du réalisateur. Willie est présenté comme tout ce que Leo n’est pas. Extraverti, audacieux, séduisant, beau parleur, il s’est attaché un excellent poste auprès de Franck et l’amour semble-t’il d’Erica. Si l’on reprend notre métaphore, Willie est l’image du réalisateur que Gray redoute de devenir. L’autoportrait devient schizophrène. La réussite de Willie n’est qu’apparente et cache une véritable fragilité qui va aller jusqu’au pathétique. D’un côté il est tenu par les hommes de main qu’il est obligé d’employer et, de l’autre, il n’est pas considéré par Franck. Celui-ci ne veut pas que sa belle fille l’épouse et, comme il le fera avec Leo, n’hésitera pas à le sacrifier pour sauver son pouvoir. Au final, il y a glissement de Willie qui fini par se confondre avec Leo avant de sombrer complètement. Gray met en scène la fragilité du personnage avec beaucoup de subtilité, mettant Willie au centre des premières scènes collectives avant de souligner par petites touches la vérité de sa position. Les regards que pose Franck sur lui en particulier sont redoutables, renforcés par l’utilisation symbolique d’un acteur qui débute (Joaquin Phoenix) et d’une véritable légende vivante (James Caan). Il se dégage du personnage une forte dimension tragique. Il est le jouet du destin malgré la noirceur de certains de ses actes.

Franck est ici l’image de l’exécutive hollywoodien type et le portrait qu’en donne Gray est impitoyable. Franck est un parvenu, sa classe comme son pouvoir ne sont que fin vernis qui cache un homme sans envergure, croyant que l’argent achète tout, à l’aise dans un système heureux de patauger dans sa corruption mais perdant tous ses moyens quand le système vacille. Lui aussi se révèle quantité sacrifiable. Gray est assez cruel avec lui, du bureau plutôt minable au costume mal ajusté, du rejet d’Erica à la façon dont il est ignoré par ses « amis officiels » en passant par ce repas, parodie de repas familial où l’on mange des plats venus du traiteur chinois. En tout il s’oppose pour Leo à la figure maternelle qui, d’origine modeste, restée modeste et fidèle à ses racines (le repas qu’elle prépare pour le retour du fils est traditionnel et semble savoureux) est un modèle de fierté. James Caan renvoie, par son passé, au Marlon Brando de The Godfather (Le parrain - 1972) mais dépouillé de tout romantisme, sans la sensation du véritable pouvoir, le sentiment du véritable respect. Sans non plus, et c’est heureux, cette aura romanesque que l’on a trop attachée à ce type d’individus.

Gray fait évoluer ce petit monde dans l’univers du film noir qu’il compose avec raffinement, de la photographie aux noirs profonds de Harris Savides qui donne un aspect intemporel aux superbes décors urbains, une intensité et une histoire, à la partition de Howard Shore aux accents classiques dans la lignée de son travail avec Cronenberg. Gray glisse ici ses racines cinéphiles en faisant cohabiter plusieurs époques du polar. Faye Dunaway et James Caan ramènent au grand cinéma des années 70, Bonnie and Clyde (1967) et The Godfather mais aussi les films de Sam Peckinpah ou Roman Polanski. Plus subtil, l’emploi du formidable Tomas Milian et de Tony Musante (que l’on reverra dans We Own the Night) évoque les Poliziotteschi italiens et le giallo. Et puis Gray impose ses propres découvertes avec un trio éblouissant composé de Mark Wahlberg, Charlize Theron et surtout Joaquin Phoenix son acteur fétiche. On retrouve ces strates générationnelles dans tous ses autres films. Cet aspect, jamais mis en avant mais très présent, permet à Gray de se faire une place originale au changement de siècle, entre les jeux ludiques et attendris d’un Quentin Tarantino et les démarcations assaisonnées à l’humour noir des frères Coen. Une place qu’il aura pris le temps de construire, avec obstination.


 

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