L’ESPACE : TABLE RONDE AUTOUR DE JACQUES RIVETTE
par Jacques Rivette, Jacques Aumont, Pascal Bonitzer, Pascal Kané, Jean Narboni et Sylvie Pierre
[1]


Le texte reproduit la transcription d’une table ronde de 1969 consacrée au sujet de « “L’espace” au cinéma », à laquelle participaient les rédacteurs des Cahiers du cinéma (Jacques Aumont, Pascal Bonitzer, Pascal Kané, Jean Narboni, Sylvie Pierre et Jacques Rivette), restée inédite, accompagnée d’une présentation donnant le contexte historique du document. Le dactylogramme a été retrouvé dans le Fonds Jacques Rivette (déposé à la Cinémathèque française), et atteste du rôle joué par Rivette au sein de la revue dans les années 1968-1969, bien après avoir démissionné de sa position de rédacteur en chef. Le débat sur l’espace cinématographique constitue un complément à celui sur « le montage » paru en mars 1969, et, en s’inspirant des théories de Barthes, Althusser et Lacan parmi d’autres, il comprend des points de discussion tels que la scène primitive, l’espace mythique du western, le couple fiction/lieu et le motif de la clôture dans le cinéma moderne. De plus, il nous fournit un document précieux sur le processus de travail intellectuel collectif pratiqué par les Cahiers pendant la période politisée de la revue.

JACQUES RIVETTE : Ce qui s’est passé, en fait, pendant ces deux jours, c’est que non seulement on n’a pas donné de réponse à la question de l’espace, non seulement on n’a pas posé la question de l’espace, mais on n’est que péniblement arrivé à se poser la question de l’espace ; non seulement on n’a pas posé la question de l’espace, mais on n’est que péniblement arrivé à se poser la question de la façon dont on pourrait poser la question de l’espace. La difficulté sur laquelle on a tout du long buté est : comment, dans quels termes poser la question de l’espace ; l’équivoque et le jeu de mots sur lesquels on était parti n’ont pas cessé de multiplier et de se diviser à la fois, et le mot « espace » a pris au moins dix sens différents.

JACQUES AUMONT : Je pense qu’on est quand même assez d’accord, ici et maintenant, pour voir ce débat, par rapport à celui qui a déjà eu lieu sur le montage, comme portant sur ce qui se passe au niveau du tournage – le montage étant une opération qui, elle, vient bien après le tournage – c’est-à-dire, grosso modo, tous les problèmes de « mise en cadre » et « mise en scène » (à voir, ce que ces notions peuvent encore signifier), et, d’autre part, tout à l’autre bout de la chaîne de la communication, c’est-à-dire au stade de la lecture du film, tout ce qui peut tourner autour des notions de « métaphorisation », en tant qu’elles impliquent l’espace. C’étaient les deux idées de départ, qui ne sont jamais arrivées à se rejoindre, et qui n’ont jamais été clairement définies ni l’une ni l’autre.

SYLVIE PIERRE : Est-ce que, de même qu’à propos du montage on peut partir de l’opération très concrète du montage, on peut à propos de l’espace d’un examen très concret de l’espace ? Parce qu’on est parti avec des films dont les uns étaient faits avec des espaces ostensibles (Muriel), mais aussi des films pour lesquels ce n’était pas si évident.

JACQUES AUMONT : On est, en fait, arrivé très vite à parler d’« espace d’un mythe », avec Les deux cavaliers qui se situerait dans l’espace mythique du western ; mais ces notions sont restées très floues.

JACQUES RIVETTE : Le fait de considérer les lieux a été notre point de départ ; d’un point de vue purement pratique, on pourrait distinguer, dès le stade du tournage, plusieurs catégories d’espaces : l’espace du référent (Muriel, Shōnen[2]) ou système de tous les espaces particuliers impliqués par le tournage du film ; puis, les divers champs spatiaux circonscrits, ou définis, dans cet espace du référent, par les différentes positions de l’objet-caméra au fur et à mesure des différentes étapes de l’opération-tournage (les portions d’espace ainsi découpées ayant elles-mêmes une dimension temporelle : un début et une fin) ; et la somme de ces différentes portions d’espace ainsi fabriquées, peut-être pourrait-on d’une certaine façon appeler ça l’espace du film. Il faut aussitôt faire une deuxième distinction, et voir que cet espace matériel implique une opération analogue dans l’espace idéologique, et qu’on aurait donc un espace du référent idéologique (le western dans Les deux cavaliers[3]) et un découpage de cet espace par le film pour créer son espace idéologique propre.

JACQUES AUMONT : En fait, il s’agit là de deux choses extrêmement différentes, l’une très concrète (« comment un cinéaste utilise-t-il l’espace, comment y insère-t-il et y déplace-t-il sa caméra – Jancsó, etc. ») et l’autre étant « comment lit-on le film, par rapport à quel référent culturel, quelles sont les connotations qu’on peut y trouver, etc. ». La jonction entre les deux me paraît reposer pour l’instant sur un pur jeu de mots, et il faudrait peut-être d’abord se demander si l’interrogation de ces deux aspects fait bien partie du même débat.

PASCAL BONITZER : En fait, la question de l’espace, dans son deuxième aspect, tel qu’on vient de le dégager, traverse la question du montage ; le montage articule l’espace, mais peut aussi le définir (Cf. la façon dont sont filmés les objets dans Muriel).

SYLVIE PIERRE : Je reviens sur un détail : quand on parle de la « somme des espaces », qui engendre l’espace du film, c’est en fait beaucoup plus que la somme, dans la mesure où l’espace du n’est pas seul à délimiter un espace.

JACQUES RIVETTE : Pour ce qui est de l’intervention du montage dans la création de l’espace, c’est impliqué dans la finalité de la deuxième opération (la successivité des différents champs découpés dans l’espace du référent engendrant un espace).

JACQUES AUMONT : C’est clair en effet : découpage par la mise en scène + la mise en cadre d’un certain nombre d’espaces, recomposés par le montage.

PASCAL KANÉ : Il semble que le débat s’engage mal dans la mesure où on fait déjà intervenir la notion de montage ; le montage est une pratique, et il était beaucoup plus facile à son propos de cerner l’objet du discours ; l’espace est, au cinéma, une dimension idéologique...

JACQUES RIVETTE : Je crois qu’on ne peut pas éviter le fait que jusqu’à nouvel ordre ce découpage du référent est fait à l’aide d’un instrument, la caméra, fait en gros sur le principe de la chambre noire, avec un objectif unique découpant un champ obligatoirement soumis à des lignes de force perspectives (dont on peut jouer par l’emploi des divers objectifs). On ne sort pas de l’opération « découpage d’un espace concret, global, infini en quelque sorte en un espace rigoureusement délimité qui se résume ensuite par des images sur du celluloïd, les rushes ».

L’espace est obligatoirement le produit d’une opération entre une mécanique, l’outil du cinéaste, et un référent, qui peut être l’univers entier ou une série de cartons au banc-titre. Seule exception : le travail direct sur la pellicule.

PASCAL KANÉ : Il me semble qu’il faut poser au départ un problème spécifique, celui du passage d’un référent réel à un lieu idéologique qui serait la scène.

JACQUES RIVETTE : Bien, mais c’est aller trop vite et supposer implicitement le lien, que nous avons décidé de remettre en question entre ces deux problématiques ; nous parlons pour l’instant uniquement du premier niveau.

JEAN NARBONI : Je crois qu’on est en train de mêler des choses qui n’ont absolument pas de rapports. Quand on parlait du montage, on envisageait le montage rétrospectivement, c’est-à-dire que devant un film terminé, on revenait à cette pratique du montage en essayant de retrouver quel en avait été le dynamisme – mais on n’envisageait pas le stade du montage séparément de notre procès de lecture. Or, aujourd’hui, nous sommes en train de confondre le référent et le signifié ; ce n’est jamais qu’à partir de la lecture de film qu’on arrive à reconstituer cet « espace dénoté » et l’espace du référent qui est celui du tournage appartient à un ordre du savoir fondamentalement différent.

On ne peut absolument pas se placer au stade du tournage pour dire « il a placé sa caméra là ou là », on ne peut le retrouver qu’à partir du procès de lecture.

PASCAL KANÉ : Tu veux dire qu’on ne voit le référent qu’au travers de la scène.

JACQUES RIVETTE : Je suis d’accord ; l’ordre inverse me semblait plus clair à exposer. J’insiste sur un point : la lecture du signifié recompose ensuite une sorte de référent imaginaire, mais c’est par rapport à ce référent imaginaire global que l’on peut interroger le travail de ce que tu appelles le signifié...

J’ai parlé en termes de pratique du tournage et, en effet, il faudrait davantage parler en termes de lecture du film. Prenons un exemple pour marquer la nécessité de la reconstruction dans l’imaginaire de cet espace du référent : si on pose l’un à côté de l’autre La corde[4] et Muriel (l’appartement) c’est seulement par rapport à ce référent global imaginaire qu’on peut ensuite analyser le travail d’Hitchcock, jouant la carte de la continuité absolue, et de la structuration claire et lisible de cet espace (faisant semblant), et de Resnais jouant la discontinuité spatio-temporelle (première conséquence : on peut faire un plan des lieux de La corde, jamais de Muriel).

JEAN NARBONI : Mais tout cela ne vient qu’au terme de notre procès de lecture (à première vision du moins) ; il faudrait donc face à chaque film essayer d’éviter l’illusion de la révision...

JACQUES RIVETTE : La question est bien de savoir si le film doit être vu à partir du début ou du cours de sa lecture, ou à partir de la fin de sa lecture.

JACQUES AUMONT : Dans la mesure où le film est un objet qui a une dimension temporelle, qui occupe une heure et demie de notre temps, il faut le voir à partir du début de la lecture ; on fausse effectivement beaucoup le problème en le prenant dans l’optique du déjà-vu.

JACQUES RIVETTE : Je crois que la question de l’espace – comme d’ailleurs la question du montage – oblige à parler du film à partir d’une relecture du film informée par une première lecture.

JACQUES AUMONT : En fait, et assez paradoxalement, la question du montage ne joue pas tellement sur le fait que le film se déroule dans le temps, alors que pour lire l’espace correctement il faut tenir compte primordialement du fait que ça joue dans le temps, et du fait qu’on a vu le film une fois ou deux fois, qu’on l’a déjà vu en entier ou pas.

JACQUES RIVETTE : C’est donc pourquoi peut-être la question posée par l’espace « concret » renvoie obligatoirement à celle de ce que j’appelle provisoirement « l’espace du film » ?

JEAN NARBONI : Je continue à penser qu’il serait dangereux de partir à l’envers. On se trouve devant un mécanisme qui est un film, qui donne des signifiants de surface, à partir desquels on doit retrouver le mécanisme profond, quitte à retrouver en chemin cet espace référentiel devant lequel un jour une caméra s’est placée, mais on ne peut pas poser ce problème indépendamment de notre procès de lecture, et cliver arbitrairement en « espace du film » et « espace hors du film », parce que le niveau dénoté survient au terme ou en cours de lecture, mais en même temps qu’on s’aperçoit qu’il est à chaque instant connoté. C’est au terme de La corde qu’on arrive à reconstruire l’espace référentiel, justement en repérant les infidélités multiples que pratique le travail du cinéaste sur un lieu qu’on ne connaît pas, et qu’on connaîtra après.

PASCAL KANÉ : Mais si tu restes en pure position de lecture, tu ne peux pas dégager a priori l’intérêt de cette problématique, puisque c’est justement le fait de savoir que c’est un espace qui a changé de statut qui permet de dégager l’intérêt de la notion d’espace. Il n’est pas possible d’envisager le problème en partant d’une position de lecture ; ça ne peut pas être une lecture innocente, seulement une lecture informée, puisqu’en une lecture il n’y a qu’une dimension à l’espace, celle de l’espace du film.

JEAN NARBONI : Toute la difficulté est là ; c’est que, devant un film comme devant un tableau, on se trouve devant quelque chose qui est déjà lisible et qui est à lire en même temps, donc la précession est très difficile. On se trouve devant un texte à la fois complètement constitué, et nul tant qu’il n’est pas lu.

SYLVIE PIERRE : À la limite, tu dirais que l’espace dénoté vient en fin de film...

JEAN NARBONI : Que le signifié est issu de toutes les permutations de signifiants et pas l’inverse, et qu’il n’y a pas un niveau dénoté...

JACQUES RIVETTE : Il y a un dénoté instantané, perpétuellement remis en cause par le film, et ce qui fait qu’on n’a un dénoté définitif qu’au terme du film ; mais il y a quand même dès la première image un dénoté.

SYLVIE PIERRE : C’est ce que je voulais dire : dès la première image, on a (un) dénoté dans la mesure où on peut (ou ne peut pas d’ailleurs) savoir où on est. On te montre le lieu : c’est dénotation pure. Ou bien, au premier plan, on croit qu’on est dans une foule, sur le sol, et au plan suivant, on s’aperçoit qu’on était en fait dans une foule en train de descendre d’un camion. C’est le début de La mariée des Andes[5].

Dans chaque plan, il y a un « où est-on ? » qu’on peut considérer comme le niveau de la pure dénotation, mais qui peut ensuite être piégé ou suspendu.

PASCAL KANÉ : Mais là, tu parles de la diégèse, et pas du lieu réel ; c’est pourquoi je trouve le mot « dénotation » ambigu.

SYLVIE PIERRE : Parlant du lieu et de l’espace, la dénotation, c’est ce qui répond à la question « où ? ».

JEAN NARBONI : Mais « Où est-on » dans l’espace du référent ou dans l’espace « filmique » ?

(Suit une description, à l’usage de Jean Narboni du premier plan du film de Hani)

SYLVIE PIERRE : En fait, par ce jeu que pratique Hani, tu t’aperçois que ta perception de l’espace était piégée, et il y a comme une dénotation « en deux temps », qui te fait t’apercevoir que le lieu n’est pas ce que tu croyais.

JACQUES AUMONT : Bon exemple d’ailleurs, de cas où une lecture informée peut résoudre des problèmes d’espace qui se posaient à une lecture innocente ; ça joue ici au niveau de quelques plans seulement, mais ça peut évidemment jouer sur tout un film. On en revient au problème des secondes lectures.

JEAN NARBONI : On n’obtient donc cet espace référentiel qu’à l’issue du deuxième plan ; c’est exactement ce que je voulais dire en parlant de connotation. C’est au terme d’une figure connotative (changement de plan comme ici, mais ç’aurait pu être un zoom aussi bien) que tu obtiens le pur niveau dénoté, à savoir ici, quelqu’un descendant d’un camion au milieu d’une foule.

PASCAL BONITZER : En fait on reste toujours au niveau connotatif...

JACQUES AUMONT : Comme le démontre Le carrosse d’or[6], où on n’en finit pas de sortir d’une boîte pour rentrer dans une autre boîte...

JEAN NARBONI : C’est bien là que je voulais en arriver : à mon avis, il n’y a pas de pur niveau de dénotation de l’image ; la vocation analogique n’existe pas.

SYLVIE PIERRE : Comment lit-on, en effet, le « où est-on ? » si ce n’est par des signes, et donc par le jeu de la connotation ? L’exemple de Hani est frappant : à ces premières images, j’ai lu pour ma part « combat de coqs » ; ou bien on peut lire « marché », par la bousculade, et le fait que tout le monde regarde vers le sol.

JEAN NARBONI : Donc, par les connotations, lesquelles peuvent venir, soit d’un certain nombre d’indices mis par le cinéaste dans le film, soit de certaines prédispositions personnelles à lire quelque chose, d’un plan donné, jouant elles-mêmes par réaction avec les lexies du plan suivant, qu’on arrive à approcher au plus près ce qui serait le plus voisin d’un truc dénoté, mais qui ne l’est jamais purement au cinéma.

JACQUES RIVETTE : Pour résumer, ça fonctionne par un système de décalages et de différences, comme tout processus de sens, semble-t-il, système par lequel l’infinie succession des connotations elles-mêmes en nombre variable suivant le spectateur, permet au spectateur de construire dans son imaginaire propre (il ne peut pas ne pas construire) un dénoté global par rapport à quoi il va lire les connotations suivantes.

JEAN NARBONI : Il est totalement stérile de savoir que Hani a fait d’abord un plan rapproché puis un plan éloigné, etc.

PASCAL KANÉ : Ce n’est pas totalement stérile, dans la mesure où la seule manière de dépasser ou éviter la connotation, c’est de poser l’opposition diégèse/référent. Le référent étant la dimension dans laquelle il ne peut pas y avoir de connotation, laquelle joue au contraire à plein dans la diégèse, ou lieu du signifié (comme le film est, d’après Metz, le lieu du signifiant).

JACQUES RIVETTE : Cela dit, l’intérêt de poser la question de l’espace était précisément de sortir de cette première problématique – qui est loin d’être épuisée – pour passer à un deuxième stade, tout en sachant qu’on n’y passe que par une sorte de coup de force de la lecture informée.

Le problème au départ pour moi était un peu de savoir comment nous nous situons maintenant par rapport à la problématique d’Ollier, qui nous a tous beaucoup frappés il y a quelques années.

JEAN NARBONI : Il s’agit essentiellement de deux textes « Les petits films modèles » et « Projet de lettre à Jean Ricardou » [7]. Dans le second texte, il parlait de la description, dans le roman, puis passait au cinéma où il disait que dans une grande partie du cinéma moderne, on ne pouvait pas parler d’« aventures se passant dans un lieu », mais d’« aventure spatiale », où les avatars du lieu engendraient eux-mêmes tous les épisodes de la fiction. Dans le premier texte, il parlait essentiellement de la scène de la cabane de The Gold Rush[8] et de la scène de Mabuse[9], etc., pour en conclure que le cinéma était une espèce de modèle de générateur de lieu.

JACQUES RIVETTE : Et aussi ce qu’il avait dit de Muriel comme jeu dans les lieux et des lieux eux-mêmes, et phénomène centrifuge.

JEAN NARBONI : Ou encore son article sur Paris vu par... de Rouch[10], où la fermeté de l’ancrage au niveau de l’espace faisait que l’improbabilité de la fiction en gagnait en force.

PASCAL BONITZER : Ce qui me frappe, c’est que tous les exemples qu’on vient de donner posent une définition de l’espace comme se définissant par la succession et par la rupture, et pas du tout par ce que la notion fait surgir a priori, c’est-à-dire continuité et hors-temps.

JACQUES RIVETTE : C’est quelque chose à quoi on ne peut pas échapper, dans la mesure où le film, c’est de l’espace lié au temps. Les films de Lumière par exemple, à l’intérieur d’un plan fixe jamais remis en question : il se produit un certain nombre d’événements spatiaux et temporels qui créent des modifications telles que l’espace, au bout de 50 secondes, n’est plus celui qu’il était 50 secondes avant. Ou encore, le premier plan de Détruisez-vous[11], gros plan de la fille fixant la caméra et restant rigoureusement immobile : par la durée même du plan, il y a des modifications...

Il y a une modification par le simple fait que nous, on est en face de ce plan qui dure.

JACQUES AUMONT : Pour une première raison au moins, c’est que devant un plan long, on a plus de temps pour explorer le champ du regard, donc ça modifie forcément la perception qu’on en a.

JACQUES RIVETTE : Revenons à l’exemple de Lumière, plus éclairant, dans la mesure où ce que veut réaliser Bard, c’est le basculement dans la pure projection du spectateur sur l’écran, ce qui, pour le moment, est une question qui ne nous intéresse pas tellement. Lumière lui, ne cherchait évidemment pas ça...

SYLVIE PIERRE : Lumière cherchait (à ce) que l’espace s’organise, justement, le plus possible ; c’était une dramaturgie, par le choix des lieux.

JACQUES RIVETTE : Il y avait une dramatisation, par le cadre, et – comme prétend Langlois – par le choix du moment.

Donc le problème de l’espace n’échappe pas à la discontinuité, si ce n’est pour basculer dans les problèmes – qui sont aujourd’hui hors de notre visée – de l’espace purement projectif, subjectif, du spectateur, devant quelque chose qui, au contraire, se donne comme rigoureusement non lisible, ou de moins en moins lisible par sa durée même.

Revenant à Ollier, le grand intérêt de ses textes a été de poser une question que non seulement il n’a jamais théorisée – ça ne l’intéressait pas – mais même jamais complètement posée, et en tous cas, dont il n’a absolument pas interrogé les conséquences, ou seulement en filigrane. Il s’agissait donc de poser ces questions en termes plus précis (peut-être plus pédants aussi) et de voir à quoi, vers quoi, maintenant, ces questions menaient.

SYLVIE PIERRE : Dire que le cinéma c’est l’aventure du lieu, c’est aussi dangereux que de dire que la littérature c’est l’aventure de l’écriture. Parce que justement ça résorbe tout... (Fin de bobine)

... à de pures aventures du lieu – je ne parle pas de Ah! Ça ira qui est plus intéressant, mais de Sirocco, où Jancsó arrive à de pures aventures du lieu, à du cinéma calligraphique[12].

JACQUES AUMONT : C’est le pur équivalent de ce que Ricardou décryptait dans Poe et les Aventures de Gordon Pym, et aussi de ce qu’il écrit lui aussi[13].

PASCAL KANÉ : Vous oubliez une chose en parlant d’Ollier, c’est qu’il lie très fortement, tout au moins dans le premier texte, son espace au personnage.

JACQUES RIVETTE : C’est vrai, si on se posait quand même la question que c’est pas des espaces vides, mais des espaces où il y a des bonshommes...

SYLVIE PIERRE : En fait, les bonshommes, ça peut être simplement des traits, aussi bien...

JEAN NARBONI : Ce qui m’inquiète dans les théories de Jean-Louis (Comolli)[14], c’est cette volonté de dire « rien n’existe hors la pellicule, rien n’existe hors les bords du cadre, etc. » et il se placerait à un point de vue extrême qui n’est absolument pas en jeu maintenant, étant donné que de toute façon il n’y a pas de rapport de pure dénotation possible, qu’on est toujours obligé d’investir un savoir, une connaissance, il essaie de se placer dans la problématique des primitifs qui, voyant un gros plan, disaient « c’est quelqu’un qui n’a ni bras ni jambes » ; à partir du moment où on reconnaît un personnage vivant, on n’est plus dans l’espace du cadre... C’est quand même ça les théories de Jean-Louis, si on va jusqu’au bout.

JACQUES RIVETTE : Je me lance dans une autre parenthèse ; qu’est-ce qui se passe à partir du moment où Jean-Louis privilégie le fait de cette vision d’un espace purement du cadre, et de ses jeux. D’une part, le film qu’il aime le plus au Havre c’est Le lit de la vierge[15] ; or on s’aperçoit que c’est un film qui d’une certaine façon échappe en partie au jeu avec le référent, ou au dénoté géographique, topographique, mais pour se mettre à jouer complètement par rapport à un autre référent, qui est le référent idéologique et culturel.

PASCAL KANÉ : Le référent idéologique entre en jeu automatiquement, dans tout...

JACQUES RIVETTE : Dans un film comme le Garrel, ou les Jancsó, où la volonté du cinéaste a été d’une certaine façon, de, sinon, gommer, du moins mettre entre parenthèses, tout rapport trop direct au dénoté, on ne voit que plus nettement, comment dans le film il prolifère, et comment le film ne se justifie que par rapport à l’espace mythique.

PASCAL BONITZER : Mais les Garrel d’une façon beaucoup plus honnête (exemple du mythe de la boîte de Pandore).

JACQUES RIVETTE : Peut-être dans la mesure où nous sommes dans le même champ culturel, à peu près, que Garrel, alors que pour Jancsó, nous ne le connaissons que de seconde main ; c’est un peu la même mésaventure qui est arrivée au cinéma japonais...

JEAN NARBONI : D’ailleurs Jean-Louis a été obligé de reconnaître que les Hongrois lisaient les films de Jancsó de façon beaucoup moins abstraite que nous. Silence et cri[16] pour eux est même un film qui prend position.

PASCAL BONITZER : Ne serait-ce que dans la mesure où pour eux, se taire équivaut déjà à prendre position.

(Ici je censure une phrase antisoviétique de Jacques Rivette)

JEAN NARBONI : D’après la première partie de la discussion, on en vient à dire qu’il n’existe pas d’analogie pure au cinéma, on en vient ensuite à admettre qu’il n’existe pas non plus de pure surface écranique hors de laquelle rien ne saurait intervenir. Il n’y a qu’avant et après la projection qu’on peut voir l’écran dans toute sa pureté et dans toute sa platitude.

C’est à partir de là qu’on pourrait recouper un peu la problématique d’Ollier, puisque finalement la marge se rétrécit : savoir dans quel cas il y a justement, espace du film, et par quels moyens, et dans quel cas il n’y a pas ces aventures du lieu, par ce drame spatial, et où on se rapproche d’un cinéma naturaliste, réaliste, tout en sachant qu’il n’échappe jamais...

PASCAL BONITZER : Le cinéma naturaliste n’est jamais qu’une dramatisation particulière de l’espace.

JACQUES RIVETTE : Absolument. C’est un cas particulier, intéressant quand même dans la mesure où c’est un cas limite, tout au moins dans l’histoire du cinéma occidental, vers lequel a tendu tout un secteur, le plus important du cinéma occidental (y compris bien sûr l’américain) comme un idéal : l’idéal de l’innocence ; on retrouve une problématique analogue à celle qu’on a trouvée pour le montage. De même que le cinéma occidental tendait à donner la fiction d’un temps narratif continu, de même il tend à donner la fiction d’un espace homogène et cohérent. Sans histoire. Dans tous les sens du mot.

JEAN NARBONI : On serait donc tenté de dire, à l’extrême, que de même qu’on essayait de faire des films où il n’arrivait aucune aventure saugrenue au temps, on aurait essayé de faire, dans une certaine tradition du cinéma occidental, des films où n’existeraient que des aventures qui se passeraient dans un lieu, et qu’il n’y aurait pas véritablement aventure du lieu. Or, autant le temps est effectivement le plus blanc et le plus neutre possible, dans ce cinéma de la continuité, autant c’est faux pour l’espace, qui se voulait très chargé ; et en ce sens on peut dire (que) ce qui marque la différence entre cet espace dynamique, et les films où il n’arrivait pas d’histoire à l’espace c’est la différence entre des films où l’espace est sémantiquement très chargé, et des films où l’espace serait structurellement très agissant. Même dans ces films où on ne voulait pas compromettre l’espace, il pouvait être traité par l’utilisation du décor, par la façon dont on se plaçait devant, par les rapports avec la fiction ; on ne pouvait pas dire qu’il était aussi neutre que le temps tendait à l’être dans les films de la continuité.

JACQUES RIVETTE : Pas d’accord. Au contraire, je crois qu’on a exactement le même problème ; dans ce cinéma, il ne s’agissait pas, dans le traitement du temps, de manipuler un temps qui aurait été donné comme continu dans l’absolu, c’était au contraire un temps extrêmement discontinu, mais soumis aux règles de la narration romanesque, en gros aux règles de la chronologie et de la causalité. Et je crois que c’est la même chose pour l’espace : on peut avoir dans ce cinéma-là des espaces extrêmement divers, extrêmement riches, mais ces espaces ne sont, d’une part, explorés, d’autre part, mis en rapport les uns avec les autres, que suivant des relations données à chaque fois comme rationnelles, et comme causales et conséquentielles.

PASCAL KANÉ : Je suis bien d’accord, c’est bien pourquoi il me semble que tout travail sur l’espace de ce cinéma traditionnel se fait au travers des personnages.

Je peux donner quelques exemples ; dans Les deux cavaliers, s’il y a un espace mythique, cela tient à certaines caractéristiques des personnages fordiens, qui sont liées aux thèmes de Ford, par exemple l’enracinement et la maturité. S’il y a cet espace mythique, c’est bien parce que les personnages apparaissent comme des déracinés avant tout ; de la même manière dont la maturité des héros fordiens, c’est leur hyper-connaissance de l’espace et leur domination de l’espace ; et c’est parfaitement logique, dans la mesure où cette manière d’étudier l’espace au travers des personnages préserve à la fois le principe de causalité et, disons, de pure conscience que refléterait le personnage...

JACQUES RIVETTE : Je suis en gros d’accord avec ce que tu dis ; simplement je crois que Ford n’est pas un exemple de cinéma classique à l’état pur ; ce sont déjà des films où il y a un jeu plus ou moins conscient, volontaire en tous cas ; et si on a « découvert » Ford ces dernières années, c’est qu’il y a seulement quelques années qu’on a pu prendre conscience de la façon dont Ford jouait dans cet espace soi-disant traditionnel ; et on n’a pu prendre cette conscience que par les films dits « modernes » qui, eux, affichaient ce jeu, le désignaient, alors que Ford, ou Renoir, n’en font pas étalage.

PASCAL KANÉ : Mais je parlais bien d’un cinéma classique qui se pose le problème de l’espace ; et il ne le résout, il me semble, qu’au travers des personnages ; l’autre exemple que je voulais citer c’est La corde...

JACQUES RIVETTE : Ne parlons pas de La corde, parce qu’on pourrait en parler pendant dix heures. Je préfère qu’on en reste à Ford. Ça m’ennuie de répondre déjà, parce que je crois que c’est passer à un stade que je pense ultérieur de notre réflexion : ...

Ford (The Long Gray Line[17] peut-être plus que Les deux cavaliers) passe son temps à jouer (comme d’autres cinéastes « classiques ») du découpage et du cadrage. C’est-à-dire que le film joue perpétuellement par rapport à cet espace du référent, que je réintroduis pour la seule clarté d’exposition, comme préexistant – il passe son temps à jouer de la façon dont la scène, la succession des événements dramatiques d’une part, est mise en place en quelque sorte purement dans l’espace du référent, comme s’il n’y avait pas inscription de la caméra, une mise en place des personnages et des actions qui a un sens par rapport au décor ; et cette mise en place prend un deuxième sens par la façon dont elle est ensuite soit soulignée, soit au contraire « mise en cause », par les différentes positions de la caméra devant ou autour d’elle.

Et Ford joue sur de continuels basculements d’espace qui, eux-mêmes, n’ont de sens que par rapport à cet espace global qui est toujours chez lui très clair, très lisible, d’une certaine façon, transparent. Je reviens à ma distinction du « référent » et du « film », et je pense que la mise en scène, pour Ford, c’est penser le jeu des éléments de son film (personnages, objets, etc.) dans un espace concret, et le repenser en même temps (peut-être successivement, mais dans le jeu du film, ça vient en même temps, puisqu’on ne voit le film que dans sa lecture) dans les champs successifs déterminés par les différentes places de l’appareil-caméra, et les places que dans ces champs prennent les différents éléments, compte tenu des jeux perspectifs dont on parlait tout à l’heure. Ford est l’exemple pur de ce cinéma qui commence à Griffith, et se continue même jusqu’à nos jours...

SYLVIE PIERRE :... à la fois une espèce profond naturel du lieu qui lui serait imposé, dans lequel il tiendrait à se situer, et en même temps il jouerait sur le comble de la manipulation ?...

JACQUES RIVETTE : Il joue par l’inscription, en tous cas, de cette mise en scène naturelle. Tous le font, mais chez Ford c’est très clair ; tous ces cinéastes ont pour point commun de privilégier, et même de n’utiliser, sauf exception, que des objectifs non déformants, donc de n’utiliser la caméra que comme appareil soi-disant innocent ; ce qui ne veut pas dire – c’est là l’erreur de Pleynet[18] – que cette utilisation « transparente » de la caméra les empêche de savoir que cette utilisation détermine des champs.

Tous les cinéastes font comme ça, que ce soit Ford ou Verneuil ; la différence, c’est que dans un film de Verneuil, on peut, à la lecture du film – on est même obligé, étant donné l’incohérence du film –, de dissocier cette double opération, parce qu’elle n’a pas de sens, elle ne crée pas de sens ; tandis que dans un film de Ford, ou de Renoir, cette double opération est complètement dialectisée, de telle sorte qu’elle crée un sens. Ford ou Renoir sont des gens qui jouent perpétuellement sur deux tableaux. Ils jouent d’une part sur le tableau d’une « action » de certains personnages dans certains lieux, ayant un sens premier par les accidents successifs de cette action et les différents rapports qui se créent entre ces personnages et ces lieux, comme s’il y avait une sorte de « regard de dieu » de ces actions (c’est la conception rohmérienne du cinéma, le rêve à la limite d’un cinéma sans caméra), et en même temps ce n’est qu’un des buts, qu’un des côtés de son travail ; et en même temps, Ford ou Renoir jouent sur l’inscription de ce pur jeu spatio-temporel dans un espace divin.

JEAN NARBONI : Rohmer a répété ça dans l’entretien des Cahiers, il citait Les godelureaux[19].

JACQUES RIVETTE : Et pourquoi est-ce que maintenant on peut voir les films de Ford ou de Renoir différemment, c’est parce que on peut prendre une conscience plus nette de ce jeu ; autrefois on ne pouvait voir ça que comme un pur travail de découpage et de cadrage qui était aussi bien à l’œuvre dans les films de cinéastes américains moins importants ou bien on ne pouvait pas faire la distinction entre Lang et Pabst. Sinon par la thématique, et c’est pourquoi la critique a pris si longtemps cette impasse de la thématique.

JEAN NARBONI : Très grossièrement, c’est comme les gens qui ont pu confondre Vermeer et n’importe quel peintre soi-disant photographique ; c’est ceux qui feignent de s’installer dans la pure représentation et le pur mimétisme (par opposition à d’autres cinéastes « modernes » qui eux s’installent d’emblée dans l’opacité signifiante), tout en sachant que...

JACQUES RIVETTE : On a pu distinguer Vermeer de Pieter de Hooch à partir de Cézanne. C’est du Malraux, mais c’est pas trop faux.

PASCAL KANÉ : J’essayais de poser un rapport dialectique pour le spectateur entre le lieu et le personnage, et je pense que ce rapport dialectique évolue d’un cinéma tel que celui de Ford au cinéma moderne.

JACQUES RIVETTE : Oui, dans la mesure où la manipulation de l’espace et du temps, et le statut du personnage, ont changé.

PASCAL KANÉ : C’est parce que le personnage est passé d’une pure conscience totalisante...

SYLVIE PIERRE : Un personnage n’a pas de conscience.

PASCAL KANÉ : Le personnage est censé représenter pour le spectateur un niveau de conscience totale dans le cinéma classique ; il se reconnaît entièrement dans la conscience du personnage, le spectateur. Et dans cette mesure, tout travail sur l’espace ne peut avoir lieu qu’au travers de l’action du personnage.

Althusser oppose une conscience partielle à une conscience totalisante, et il cite le spectacle classique comme exemple de cette conscience totale, par opposition au spectacle moderne où ce n’est plus qu’une conscience partielle[20]. Et c’est bien le cas dans le cinéma moderne ; dans Le lit de la vierge, les personnages sont complètement vus de l’extérieur. Et le travail sur l’espace peut se faire indépendamment du personnage <(exemple : Goto, l’île d’amour[21]).>

SYLVIE PIERRE : Je voudrais dire un truisme. On essayait de parler du cinéma comme la pure aventure du lieu, et on avait dit que ça ne pouvait pas être tout à fait ça ; et pourtant il y a des lieux (le western en particulier) dont on peut dire qu’ils ne sont eux-mêmes que la pure trace de l’aventure du cinéma.

PASCAL KANÉ : Dans le cinéma moderne de plus en plus, le travail sur l’espace est direct, il est indépendant des personnages, il n’est plus médiatisé par eux. Le personnage lui-même n’ayant de sens qu’en tant qu’il est pris dans une diégèse narrative, et parce que le spectateur s’y reconnaît.

JEAN NARBONI : Autrement dit, dans tout le cinéma classique, la fiction n’avait comme réceptacle qu’un lieu, et dans le cinéma moderne il s’exerce une véritable fiction du lieu, qui peut être en accord ou en désaccord avec la fiction des personnages...

PASCAL BONITZER : C’est le statut et la perspective de l’événement qui changent.

PASCAL KANÉ : Mais le mot « personnage », en tant qu’opposé à (celui d’)« acteur », le désigne comme impliqué dans une fiction. Et il y a une libération très frappante.

JACQUES RIVETTE : Dont rétrospectivement, on peut trouver les signes ou la trace dans certains films qui se donnent comme...

SYLVIE PIERRE : C’est là que Leone est passionnant, parce que par rapport au western classique où le lieu était quelque chose de purement idéologique, il y a ici dissociation entre les lieux : le lieu réel, l’Ouest, tel qu’il a été historiquement (la guerre de Sécession, la construction des chemins de fer), et le lieu en proie à l’histoire au sens fiction, où il y a des fils tissés entre des personnages. Il montre avec netteté que ces personnages qui ont des aventures de cinéma, sont dans un lieu de cinéma, et que par ailleurs il y a le lieu « Historique » ? C’est le premier à faire la distinction (Cf. l’épisode guerre de Sécession dans Le bon, la brute et le truand[22] : les personnages sortent de leur espace triangulaire, et débouchent tout d’un coup dans un espace vertébré d’une autre façon). Alors que dans le western américain, les deux niveaux étaient toujours confondus.

(suit une description de la scène en question à l’usage de Pascal Bonitzer)

PASCAL KANÉ : Par contre, dans la scène de l’auberge, dans le dernier, il me semblait qu’il essayait de faire habiter un lieu historique.

SYLVIE PIERRE : Non, c’est pas ça ; mais ce qui est important c’est que grâce à une opération comme celle-là est apparu le fait que, dans le western traditionnel, l’espace était là comme prolongement des personnages ; que, quand un personnage avait une intention, l’histoire entière y était impliquée (confusion du niveau historique et du niveau fictionnel) ce qui fait que ces fictions étaient (encore que Ford)...

JACQUES RIVETTE : On est en train d’éluder la question de la problématique d’Ollier. Quand il parle des aventures du lieu, c’est du lieu de la fiction, et il est donc guetté par ce péril auquel on essaie d’échapper...

Ce que je pense, c’est que toute la problématique des textes d’Ollier correspond à des concepts qui sont effectivement à l’œuvre dans les films, mais je crois qu’il la coupe de toute une autre partie du fonctionnement du film. Il fait un travail d’abstraction – auquel on n’échappe pour ainsi dire jamais. Il n’interroge pas jusqu’au bout le travail du temps sur cet espace, peut-être.

(fin de bobine)

JEAN NARBONI :... semblait tourner autour du fait que le même espace en fonction de la durée, ou des espaces divers produisait quelque chose de...

JACQUES RIVETTE : Mais qui n’était jamais qu’un autre espace.

Le phénomène de métaphorisation se passe à plusieurs niveaux, qui vont se répercuter jusqu’à un niveau totalement... Ce travail justement ne se produit pas de la même façon suivant les films, et c’est peut-être ça le travail propre de chaque film, la direction dans laquelle il incite ce travail de métaphorisation à se produire. Le carrosse d’or et L’ange exterminateur[23] ne prolifèrent pas métaphoriquement de la même façon. C’est quelque chose qui est à l’œuvre, pas théorisé, chez Ollier ; mais faut-il s’en satisfaire ? Est-ce que c’est ça qu’on attend du film ?

Est-ce que le fait de passer à l’exemplification film par film est une démission par rapport à une démission plus générale ?

PASCAL BONITZER : Il y a des films qui mettent en jeu d’une manière thématique la notion même d’espace ; dans Le carrosse d’or ou L’ange exterminateur, il y a des espaces problématiques dans le film, ou dans La pendaison[24] ; tandis qu’il y a d’autres films qui ont simplement un espace donné à parcourir (Les deux cavaliers).

JACQUES RIVETTE : Encore qu’il faille remettre en cause l’idée d’itinéraire ; de plus Les deux cavaliers, c’est un faux itinéraire, un itinéraire bouclé, fait sur des retours ; mais même si on prend Red River, est-ce qu’il échappe ?

JACQUES AUMONT : Bonitzer posait quand même le problème de la fonctionnalité de l’espace ; est-ce qu’il est vecteur de quelque chose, ou simplement support ?

JACQUES RIVETTE : Une différenciation entre des espaces problématiques et des espaces ouverts ?

PASCAL BONITZER : Non, il y a des lieux problématiques dans la fiction même du film ; et par ailleurs un espace non problématique dans la fiction.

SYLVIE PIERRE : Exemple : les films de Pagnol. Mais on retombe dans les mêmes dichotomies qu’à propos du montage, où il y avait des films avec une évidence du montage, et des films sans.

PASCAL BONITZER : Des films comme Le carrosse ou L’ange, on se demande sans arrêt, « qu’est-ce qu’ils fichent là, » à propos des personnages. Ce n’est pas une question d’arbitraire, c’est le fait que le lieu renvoie constamment à un autre lieu, qui lui-même n’est possible qu’en rapport avec ce lieu, qui n’est pas définissable. Dans Les deux cavaliers, il y a une certaine définition innocente de l’espace, même si après coup on se rend compte que ça n’est pas si simple ; alors que dans L’ange, la maison de Nobile est complètement investie d’énigme en tant que lieu, et ce, a priori.

JEAN NARBONI : Il y aurait des films dans lesquels les lieux peuvent faire obstacle au niveau de la fiction, mais sont donnés, ne font pas problème eux-mêmes, et des films où le lieu en tant que tel devient thème et fait lui-même problème indépendamment de la fiction ou non qui s’y déroule...

PASCAL BONITZER : Pas forcément ; dans L’ange c’est la fiction qui engendre le lieu : s’il n’y avait pas cet événement qui est qu’ils n’arrivent pas à sortir, la maison serait une maison comme une autre.

PASCAL KANÉ : Ou alors, qu’il y a des films où le rapport au spectateur est producteur de sens, et des films où il ne l’est pas.

JACQUES RIVETTE : Dans tout film qui nous intéresse, voyons, il y a production de sens.

Je voudrais qu’on continue à interroger cette notion d’« espace problématique ».

JACQUES AUMONT : C’est-à-dire que l’espace peut être problématique parce que la fiction le désigne comme tel, c’est le cas de L’ange exterminateur, où il se passe un certain nombre de choses anormales qui très vite désignent le lieu clos de la pièce où on va se retrouver, comme faisant problème, et engendrant une série de métaphores. Et puis il y a le cas inverse, qui est celui où le lieu, donné d’emblée comme problématique, engendre la fiction (La concentration[25]). Donc ça peut jouer dans les deux sens. Le carrosse appartiendrait d’ailleurs plutôt à la seconde catégorie, ou jouerait sur les deux à la fois plutôt, par une sorte de dialectique entre le lieu et fiction, et une suite de basculements.

De toute façon, je crois qu’on peut dire, à ce stade, que si un lieu est ou n’est pas désigné comme faisant problème par un film, c’est uniquement en rapport avec la fiction qui s’y déroule ou non.

JACQUES RIVETTE : Un exemple caractéristique de ça est La corde ; au départ, on a un appartement pur et simple, non problématique, mais déjà miné dès le premier plan par le fait qu’il y a eu meurtre, et que la trace de ce meurtre est toujours implicite dans le lieu.

SYLVIE PIERRE : Ce qui fait problème, ce n’est donc pas le lieu lui-même, c’est le fait qu’on y reste.

JEAN NARBONI : La petite différence entre ce qu’on dit et ce que disait Ollier, c’est qu’Ollier semblait, lui, axer le problème sur un seul sens, alors qu’on vient de voir que ça va dans les deux sens : lieu producteur de fiction, fiction réactivant le lieu.

JACQUES RIVETTE : Le premier point c’est Ollier, le second, c’est Rohmer. Les gestes, déplacements, etc., du film, on ne peut les voir comme on les voit que parce qu’on connaît le secret du lieu ; si on arrive un quart d’heure en retard à La corde on voit un tout autre film, un film qui n’a aucun sens. Et le décor de La corde est, d’une part, innocent, mais plus il l’est plus il est problématique – et les moments les plus forts, corrélativement, sont justement ceux qui, dans un autre film, auraient été les plus anodins : comment peut-on, dans ce lieu « structuré », continuer à faire telle action ?

JACQUES AUMONT : Ce qui serait intéressant dans le cinéma moderne, ce ne serait donc pas, comme le disait Ollier, le fait que c’est le lieu qui engendre la fiction, mais ce courant de va-et-vient entre fiction et lieu. Par exemple, dans Shōnen, que je trouve très frappant à revoir, par l’engendrement qui s’y fait d’un lieu qui est une prison finalement ; c’est frappant par la prolifération des drapeaux japonais, par exemple, sur le côté « Japon comme prison », lieu dont on ne peut pas sortir, qui vient entièrement de la fiction qui s’y déroule, qui est d’ailleurs théorisé à la fin, quand ils arrivent à la pointe nord du Japon, et qui rejaillit sur la fiction constamment.

JACQUES RIVETTE : Mettant de côté pour l’instant le film « ouvert » dont on parlait tout à l’heure, il y a quand même dans tous les films auxquels on s’intéresse, cette idée de la clôture, de la prison ; c’est-à-dire de l’espace dont on ne peut pas sortir.

JACQUES AUMONT : Même dans un film comme Muriel, apparemment éclaté, ouvert, le problème reste bien « comment sortir de l’appartement », « comment sortir de Boulogne »...

PASCAL BONITZER : C’est très frappant dans Le carrosse d’or aussi, où on passe son temps à ne pas pouvoir sortir des boîtes, plus on en ouvre plus il y en a.

JACQUES RIVETTE : Donc, peut-être parce que c’est nous qui privilégions ces films, mais on privilégie des films qui, tous, posent la clôture, et très souvent cette clôture, soit directement soit indirectement, métaphoriquement, est posée en termes de scène, dans un sens très large.

JEAN NARBONI : Avant de revenir sur la notion de scène ; on en vient à cette conviction que tous ces films qui nous semblent intéressants, par les rapports dynamiques entre fiction et lieu, sont des films qui, même s’ils se déroulent sur des centaines de kilomètres, engendrent ce sentiment de clôture ; on a admis ça comme une évidence, mais il faudrait l’interroger.

JACQUES RIVETTE : La réponse que j’ai commencé à me donner à cette question, c’est en pensant qu’on n’est pas encore très loin de Griffith, surtout des gens comme Renoir ou Buñuel ; et le travail de Griffith a été de faire éclater ce qui, aux premiers temps du cinéma, était donné comme non seulement sa matrice mais son champ nécessaire ; c’est-à-dire que, jusqu’à Griffith il y avait deux solutions pour le cinéma : d’une part, Lumière, plan fixe par lequel la caméra découpe un champ ; Méliès, qui lui, place son appareil en face de la scène, du théâtre reconstitué dans ses studios. Méliès, ça consiste à faire coïncider complètement le champ de la caméra et la scène théâtrale, tels que leurs bords coïncident, et tout le cinéma post-Méliès, jusqu’à Griffith, ce n’est que des successions de champs-scènes, ou scènes-champs ; ça a pu s’affiner un peu au cours de l’histoire du cinéma, mais le champ cinématographique était resté totalement soumis à la scène théâtrale ; Griffith fait éclater cette fatalité, cette clôture absolue, d’une façon qui serait elle-même à interroger. Mais, d’une certaine façon, bien qu’il la fasse éclater par le découpage, il reste à l’intérieur de la scène, il y revient, il joue par rapport à cette scène qu’il déconstruit, mais ne détruit pas. Et par la suite, les cinéastes, des gens comme Renoir ou Buñuel ou Ford sont des gens dans l’inconscient cinématographique desquels ressurgit la « scène primitive », qui est la scène théâtrale ! ! ! Scène primitive qui est le premier fait, l’événement premier autour duquel s’est cristallisée la névrose ; le cinéma n’est jamais, à mon avis, sorti...

(fin de bobine)

SYLVIE PIERRE :... si le cinéma se libère du drame, il se libère de la scène ; Le gai savoir[26] est libéré de la scène.

PASCAL KANÉ : Le fiancé, la comédienne et le maquereau[27] juxtapose...

(Jacques Rivette se plaint de ce que n’ait pas été enregistré son survol de cinquante ans d’histoire du cinéma. Il résume :) on pourrait voir ce qu’on a appelé « nouveau cinéma » comme tentative d’échapper à cet espace, soit de déconstruire l’espace de la scène primitive, soit carrément d’échapper à cette clôture, de façon plus ou moins imaginaire et, en même temps, comme essai des films d’échapper à...

Tout ceci pour poser une question, et même plusieurs : 1º est-ce que tout ça n’est pas de la fumisterie ? ; 2º que veut dire cette histoire du cinéma, si elle est vérifiée ? ; 3º où est-ce que ça nous conduit, peut-on imaginer un cinéma qui réussirait à échapper à la malédiction de la scène ?

JACQUES AUMONT : Il y a le cinéma d’Eisenstein qui y échappe d’une certaine façon.

JACQUES RIVETTE : 4º la question des films qui semblent être en dehors de cette problématique, donc d’une part les films de l’itinéraire, les films « ouverts ».

JEAN NARBONI : J’avais pourtant cru comprendre tout à l’heure que même les films dits « de l’itinéraire », comme Shōnen...

JACQUES RIVETTE : Non, pas Shōnen, ni même Les deux cavaliers, plutôt Red River ou The Big Sky ou La Marseillaise[28] ; c’est-à-dire le film-chronique, film « épique » au sens brechtien, ou alors le film eisensteinien. Mais alors, le film eisensteinien, je ne crois pas du tout qu’il échappe à la scène ; ne serait-ce que parce qu’il a passé son temps à dire que c’était un film en cinq actes ; et plus, il a avancé, SME,...

... mais prenons 2001[29], ou Red River ; ma théorie provisoire, c’est que ces films-là, ils sortent de la « scène primitive », du « champ primitif » évidemment, mais vers quoi, pour quoi, qu’est-ce que ça fait, le fait qu’ils évitent, ce qui fait qu’ils s’inscrivent aussitôt à l’intérieur d’un espace mythique très très fort. Alors par exemple, Rossellini, Voyage en Italie[30], si c’est pas une sorte d’exploration de l’inconscient de l’Italie, alors qu’est-ce que c’est ? (vives protestations de l’auditoire)

JEAN NARBONI :... tu enlèves les guillemets évidemment...

SYLVIE PIERRE :... stock-exchange...

JEAN NARBONI : Revenons au théâtre : on était d’accord pour penser que la plupart des films qui nous semblent opérer cet espace dynamique entre fiction et lieu, l’un nourrissant l’autre, finissaient par nous donner l’impression d’une clôture, le mot n’étant pas très juste, mais donnant finalement l’impression d’un système. Est-ce qu’à partir de là on ne peut pas essayer d’amorcer la recherche dans le sens d’un concept de lieu filmique en ce sens que justement dans la mesure où, par cette espèce de déconstruction, ce travail de négation référentielle, etc., est-ce que cette clôture ou ce système ne doit pas nous indiquer où chercher le lieu du film ? Le film a beau se baser sur un espace clos ou non, il finit, quand il nous intéresse, par former système, c’est-à-dire par constituer un véritable ensemble, cohérent, structuré, qui est, ça, l’espace du film.

PASCAL KANÉ : Ce que j’ai dit tout à l’heure à propos du rapport producteur de sens devrait donc être dit maintenant...

JEAN NARBONI : À partir du système, il faudrait donc chercher sa détermination, ce qui fait ce système fonctionner comme système et comme autre chose que la somme de ses parties ; il faut alors passer à l’analyse d’exemples précis de films ; est-ce une impasse ?

PASCAL KANÉ : Je voudrais proposer un exemple dans ce sens, qui est La rosière de Pessac[31]... où on part sur un film qui apparemment nierait la scène, et où, au bout d’un certain moment, le maire jette un regard qui traverse la caméra, et qui est essentiel ; à ce moment-là on prend conscience que ce qu’on a vu avant change de statut, que la caméra n’a pas joué comme un pur regard neutre, qu’elle a joué un rôle actif, et que sa présence a joué un rôle actif.

JEAN NARBONI : C’est très juste, et on en vient à ce que dit Oudart : « Car le procès complexe de la lecture du film, dont on a toujours bien compris qu’elle était une lecture retardée et redoublée, n’est d’abord rien d’autre que celui de cette représentation qui se joue entre les deux champs qui constituent la cellule élémentaire du Lieu cinématographique. Du coup s’explicitent les métaphores théâtrales à propos du cinéma, et la relation profonde qui unit le cinéma au théâtre, lieu d’une représentation métaphorique, à la fois spatiale et dramatique, des rapports du sujet au signifiant » [32].

(suit une discussion sur La rosière de Pessac)

... JACQUES RIVETTE : évidemment si le maire était balayeur, il ne ferait pas un discours...

JEAN NARBONI : Il faudrait spécifier cette notion de scène ; quelles sont ses caractéristiques et quels sont les moyens par lesquels on a essayé d’en sortir ; parce que moi j’en vois un, qui est capital, qui est le caractère assertif du plan ; à savoir que tout plan d’un film y est deux fois.

... JACQUES RIVETTE : Redis-le voir une deuxième fois...

JEAN NARBONI : C’est-à-dire qu’un plan n’est jamais là comme ça, il dit toujours, « me voici comme plan », « je suis là » ; c’est plutôt un caractère auto-assertif du plan (pas assertif sur ce qu’il véhicule, assertif sur lui-même).

JACQUES RIVETTE : Le cinéma consiste aussi à jouer avec ce caractère-là, parce qu’il y a justement toute une part des films qui consiste à dire « c’est moi que v’là » ; mais il y a aussi et c’est l’une des directions parallèles à cet essai de sortir de la scène, un essai de sortir du « c’est moi que v’là » ; le fameux jeu du direct, c’est d’essayer d’introduire dans le film des plans qui essaieraient de ne pas dire « c’est moi que v’là », et qui quand même bien entendu, à plus forte raison le disent ; mais au lieu de le dire deux fois, ils le disent je ne sais combien de fois.

SYLVIE PIERRE :...ah oui, deux fois en même temps ! !...

JACQUES AUMONT :... larvatus prodeo[33]...

JEAN NARBONI : Les théories de Bazin tendaient, au contraire, à dire que c’était faux, qu’il y avait un cinéma de la transparence ; il n’empêche que Bazin était très sensible à la présence du cinéma, peut-être pas comme opacité signifiante, mais comme présence du cadre en tant que cache, ce qui conduit non pas à « je suis là en tant que plan », mais à « je suis là avec quatre bords ».

JACQUES RIVETTE : C’est pas pour rien que Bazin s’est tellement intéressé aux rapports du théâtre au cinéma, à la théâtralité dans le film...

SYLVIE PIERRE : Mais du « larvatus prodeo », Barthes concluait l’essence même de la littérature, qui est l’aveu constant de la littérature ; pour le cinéma qu’est-ce qu’on en conclut ?

JACQUES RIVETTE : Il y a une notion qu’on oublie ; non seulement le cinéma n’échappe pas donc, malgré tout, au « c’est moi que v’là », mais pourquoi ? parce qu’il n’échappe jamais au fait qu’à partir du moment où il y a plan, il y a champ ; on ne peut pas sortir du champ, et quand la caméra essaie de sortir du champ, elle crée un autre champ, ce qu’on appelle le mouvement d’appareil. Même Le gai savoir passe son temps à jouer sur un champ, vide, mais qui est quand même un champ...

JEAN NARBONI : Sans compter que ce qui est capital dans Le gai savoir, c’est qu’il y a sans arrêt la présence du champ absent, qui était ce qu’ils regardent, une télévision qui marcherait toute la journée...

JACQUES RIVETTE : Ne parlons pour le moment que de ce qui concerne les plans joués à deux ; d’une part, ce n’est pas parce qu’il est noir que c’est un espace sans profondeur, la preuve c’est qu’on y avance et on y recule et, d’autre part, il y a au moins deux hors-champs, l’un qui est ce qu’ils regardent, et aussi ceux qui les regardent, dans la mesure où ils sont donnés constamment comme passant à la télévision, comme quelque chose qui se passe dans je ne sais pas combien de millions de foyers français simultanément, sur des boîtes à l’intérieur d’autres boîtes.

Et, d’autre part, cet espace très complexe joue par rapport à l’espace plat des cartons.

SYLVIE PIERRE : Oui, mais cet espace est complètement imaginaire, la preuve c’est que le film ne passe pas à la télévision, justement, et que ce fameux hors-champ frontal n’existe donc pas ; quant à l’espace, il est sans référent, ils ne sont nulle part, ils sont dans la pure télévision ; ils sont dans un espace de studio de télévision rendu volontairement abstrait...

PASCAL BONITZER : Un espace de studio de télévision rendu si abstrait qu’il peut être transformé par la parole de Léaud par exemple, en n’importe quel espace où il se passe quelque chose, par exemple, un espace métonymique de celui où on va foutre le feu aux cinémas de Milan. Parce que c’est d’une part un studio de télévision, c’est-à-dire le substrat même de là où on tourne, et parce que, étant vide en tant qu’espace de studio, il est susceptible d’être rempli par n’importe quelle signification que les acteurs qui sont là peuvent y mettre.

JEAN NARBONI : C’est juste d’une certaine façon, c’est-à-dire décharger ce lieu de façon qu’il devienne un lieu susceptible d’être contigu à n’importe quel autre lieu, et aussi à n’importe quel autre carton. Il y a aussi d’abord un travail qui consiste à donner d’abord ça comme un espace réel...

(fin de bobine)

... une certaine réalité de profondeur, et à faire en sorte qu’il y ait une espèce d’aplatissement des plans où il y a Juliet et Jean-Pierre, pour jouer complètement en aplat ensuite avec les cartons, les dessins, etc. et, d’autre part, pour faire se confondre le studio de télévision où ils sont censés être avec un écran de télévision ; c’est le jeu de la surface et du fond ; il y a un espèce d’absolue négation de la profondeur.

SYLVIE PIERRE : Donc on peut quand même dire que la scène est très atteinte.

JACQUES RIVETTE : Je crois que le film auquel fait le plus penser Le gai savoir, de ce point de vue, c’est Akbar in Cineland[34], où c’est exactement l’inverse.

PASCAL KANÉ : Il y a quelque chose d’important dans la scène du Gai savoir, c’est que c’est un lieu où on ne fait qu’entrer et quitter ; ils rentrent, ils parlent, ils s’en vont : c’est une scène où on n’est là que pour parler, s’opposant avec l’ailleurs où on agit.

JACQUES RIVETTE : C’est le lieu de la pratique théorique, d’une certaine façon.

SYLVIE PIERRE : C’est ça la différence avec une scène, c’est que c’est le lieu du discours, et qu’il n’y a aucun drame.

JACQUES RIVETTE : Aucun drame, alors là, vraiment, oh là-là, si alors, il y a le drame de la question posée, et qu’ils ne résolvent pas ; il y a, au contraire, même, dramatisation par J.-L. (Jean-Luc Godard). Cette idée de la première année, de la 2e année, il y a une échéance, un suspense, et un échec.

PASCAL KANÉ : C’est peut-être les acteurs qui essaient de dédramatiser...

JEAN NARBONI : Quant au fond noir, c’est vraiment l’hyper-scène ; c’est un des films qui donnent le plus le sens de la représentation scénique.

JACQUES RIVETTE : Non, le film où la scène en prend un vieux coup, c’est Pas de deux[35], où il y a aussi des personnages sur un fond noir.

PASCAL BONITZER : C’est l’échange entre la scène et le graphisme pur.

JACQUES RIVETTE : Oui, mais ce graphisme pur se réfère à l’archéologie du cinéma. Y a de quoi se Marey (sic).

SYLVIE PIERRE : Il y a une chose très grave dont on n’a pas parlé. Il n’y a que Burch et Oudart qui en aient parlé, l’espace hors-champ[36]...

JACQUES RIVETTE : On n’a pas arrêté d’en parler. L’espace hors-champ est un vrai problème, mais le privilégier, c’est en faire un faux problème ; ça participe de ce premier point, du jeu du film par rapport à son référent.

JEAN NARBONI : Il ne faut pas quand même réduire la notion, parce qu’il y a deux hors-champs, un hors-champ neutre, inerte, qui est tout l’exclu du film, et un hors-champ fonctionnel, qui n’est qu’un champ possible à venir, et qui est très important.

JACQUES AUMONT : Il y a aussi deux façons d’exclure une partie de l’espace référentiel hors du champ ; le rejet parce qu’on s’en fiche, ou le rejet volontaire, où l’exclusion et l’exclu sont signifiants.

SYLVIE PIERRE : Mais la lecture est spatiale elle-même.

(...)

JEAN NARBONI : Il y a aussi un cinéma qui a traité comme positivité ce qui était défaut dans...

JACQUES RIVETTE : Il y a une part du cinéma moderne qui a pris conscience plus ou moins claire de ce refoulé. (...) Si Kubrick, c’est pas..., si le fait de changer d’espace ne fait pas obligatoirement basculer dans cet espace-là, celui de l’inconscient.

JEAN NARBONI : On va retomber sur le problème de l’articulation système-discours.

JACQUES RIVETTE : Je crois que tous les travaux qu’on essaie de faire ne sont que des préliminaires à ce grand travail sur l’articulation discours-système.


Notes :


[1] Les noms des participants apparaissent en colonne, ajoutés à la main, en majuscules et sans les prénoms à côté du titre dactylographié, « L’espace. 1 », par ordre alphabétique. À côté du seul nom d’AUMONT figure la mention « VU ». Il semble d’ailleurs que les mentions manuscrites portées sur le dactylogramme soient de sa main.

[2] Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un retour (France, 1963) ; Nagisa Ōshima, Shōnen (Le petit garçon, Japon, 1969).

[3] John Ford, Two Rode Together (Les deux cavaliers, États-Unis, 1961).

[4] Alfred Hitchcock, Rope (La corde, États-Unis, 1948).

[5] Susumu Hani, Andesu no hanayome (La fiancée des Andes, Japon, 1966).

[6] Jean Renoir, Le carrosse d’or (France-Italie, 1952).

[7] Voir Claude Ollier, « Les petits films modèles », Cahiers du cinéma, nº 200-201, avril-mai 1968, pp. 29-30 ; et « Projet de lettre à Jean Ricardou », Cahiers du chemin, nº 2, janvier 1968.

[8] Charles Chaplin, The Gold Rush (La ruée vers l’or, États-Unis, 1924-1925).

[9] Fritz Lang, Das Testament des Dr. Mabuse (Le testament du docteur Mabuse, Allemagne, 1933).

[10] Jean Rouch, Gare du Nord dans Coll., Paris vu par... (France, 1965).

[11] Serge Bard, Détruisez-vous (France, 1968-1969).

[12] Miklós Jancsó, Fényes szelek (Ah! Ça ira, Hongrie, 1968), Sirokkó (Sirocco d’hiver, Hongrie, 1969).

[13] Voir Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, 1967.

[14] Voir Jean-Louis Comolli, « Le détour par le direct », Cahiers du cinéma, nº 209, février 1969, pp. 48-54, et nº 211, avril 1969, pp. 40-45 ; et « Développements de la ligne Jancsó », Cahiers du cinéma, nº 212, mai 1969, p. 32. En ce qui concerne Jancsó, Comolli rédigera une « Autocritique », répondant aux critiques de Jean Narboni et Jean-Pierre Oudart, en avril 1970 (Cahiers du cinéma, nº 219, pp. 40-45).

[15] Philippe Garrel, Le lit de la vierge (France, 1969).

[16] Miklós Jancsó, Csend és kiáltás (Silence et cri, 1967).

[17] John Ford, The Long Gray Line (Ce n’est qu’un au revoir, 1954-1955).

[18] Voir « Économique, idéologique, formel... : entretien avec Marcelin Pleynet et Jean Thibaudeau », Cinéthique, nº 3, circa mars-avril 1969, pp. 7-14.

[19] Claude Chabrol, Les godelureaux (France, 1961).

[20] Voir Louis Althusser, « Le “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht », dans Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965.

[21] Walerian Borowczyk, Goto, l’île d’amour (France, 1968-1969).

[22] Sergio Leone, Il buono, il brutto, il cattivo (Le bon, la brute et le truand, Italie, 1966).

[23] Luis Buñuel, El ángel exterminador (L’ange exterminateur, Mexique, 1962).

[24] Nagisa Ōshima, Kōshikei (La pendaison, Japon, 1968).

[25] Philippe Garrel, La concentration (France, 1968).

[26] Jean-Luc Godard, Le gai savoir (France, 1968-1969).

[27] Jean-Marie Straub, Der Bräutigam, die Komödiantin und der Zuhälter (Le fiancé, la comédienne et le maquereau, Allemagne fédérale, 1968).

[28] Howard Hawks, Red River (La rivière rouge, États-Unis, 1946-1948) ; id., The Big Sky (La captive aux yeux clairs, États-Unis, 1952) ; Jean Renoir, La Marseillaise (France, 1938).

[29] Stanley Kubrick, 2001: A Space Odyssey (2001, l’odyssée de l’espace, 1965-1968).

[30] Roberto Rossellini, Viaggio in Italia (Voyage en Italie, 1953-1954).

[31] Jean Eustache, La rosière de Pessac (France, 1968-1969).

[32] Jean-Pierre Oudart, « La suture », Cahiers du cinéma, nº 211, avril 1969, p. 39.

[33] Cf. « Le passé simple et la troisième personne du Roman ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte. Toute la Littérature peut dire : “Larvatus prodeo”, je m’avance en désignant mon masque du doigt », Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 (1953), p. 33.

[34] Jean-Marie Bénard, Akbar in Cineland (États-Unis, 1969).

[35] Norman McLaren, Pas de deux (Canada, 1968).

[36] Voir Oudart, « La suture », art. cit. et Noël Burch, Praxis du cinéma, op. cit.


(1895 nº 79, été 2016, pp. 104-135)

 

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