NOTES SUR JACQUES RIVETTE (ET QUELQUES AUTRES)
par Mehdi Benallal


Quelques fragments tirés d’une déjà longue fréquentation des films de Jacques Rivette...

La série commence par un choc initial qu’il me paraît important de rapporter pour en vérifier le retentissement, des années plus tard. Les vrais metteurs en scène ne se laissent pas comprendre et résumer une fois pour toutes. On revient à eux quand c’est le moment et aussi quand ce n’est pas le moment, afin de mesurer sa propre disponibilité à la beauté, ainsi qu’à la surprise constamment renouvelée de voir une œuvre exister et ouvrir sans cesse de nouvelles voies à la réflexion et, croyons-le, à la création.

Enfin : le dernier texte, sur Ne touchez pas la hache, m’a été commandé par Bruno Andrade. Je le remercie, et je remercie également Klaus Theweleit (Männerphantasien), de m’avoir permis de redécouvrir l’importance politique de l’avant-dernier film de Rivette.

— MB, septembre 2016.


17 février 2000


Secret défense de Rivette. On n’avait pas été aussi ému depuis Sicilia ! Ce sont les Commentaires[1] de Debord en cinéma, la menace et le danger s’amassant de tous côtés (la campagne par la vitre du train, le wagon-bar du TGV, le laboratoire, le couloir au vide-ordure...)

Pendant le film je pensais à Iosseliani, me disant que seuls lui et Rivette filment juste, aujourd’hui, à cette distance, s’y risquent. Or les bruits terribles (cris, rumeur) quand Bonnaire est seule chez elle, proviennent justement de Brigands, chapitre VII.


16 mai 2000


Hier soir, La bande des quatre. Rivette laisse suffisamment l’enjeu (un « trafic » qui prend dix noms) dans le flou pour que le temps travaille contre l’intrigue policière et laisse s’inventer, pour la dénouer, mille échappées. L’intrigue piétine, au point qu’on attend des quatre jeunes femmes qu’elles refusent d’être plus longtemps la proie du hors-champ, qu’elles prennent les armes. A la fin, Claude cherche à frapper le flic, Anna le menace avec un couteau, Lucia veut l’empoisonner, et Joyce, en le frappant deux fois à la tête, le tue. Rivette rassemble alors enfin, par la violence la plus délibérée et la plus frontale, ce qui était tenu séparé par les fictions sordides de la police.


19 juillet 2000


Aujourd’hui, repérages dans Paris pour Va savoir avec Rivette et son assistante.

Je suis surpris de la rapidité avec laquelle Rivette décide si un lieu convient ou non. Il jette quelques coups d’œil, remet à plus tard tout règlement de détail. Son leitmotiv : « On verra, on verra ». Dans la voiture, je lui pose des questions sur sa mise en scène dans Jeanne la Pucelle mais ses réponses sont lapidaires, il préfère évoquer les conditions de tournage. Ce qu’il raconte donne le sentiment que lui-même ne joue aucun rôle dans la conception de ses films. Mais il parle volontiers, joue tout le temps avec les mots.


10 août 2000


Dans La chinoise de Godard, déjà la campagne est là, menaçante derrière la vitre du train où dialoguent Wiazemsky et Jeanson, comme 30 ans plus tard dans Secret défense. Même revolver, même idée fixe.


8 janvier 2001


Je me souviens du voyage dans Paris avec Shirel Amitay et Rivette. Toute la journée, Rivette lisait à voix haute les choses écrites amusantes sur lesquelles ses yeux tombaient (affiches, panneaux...), cherchant comme Breton et Aragon les pièces du hasard objectif.


14 avril 2001


De L’amour fou en 1969, réduit pour l’exploitation à 2h au lieu de 4, à Secret défense en 2000, amputé de près d’une heure lors de son passage sur Arte (dans l’indifférence générale : j’ai envoyé une lettre aux Inrockuptibles qui ne l’ont pas publiée) : terreur du « réalisme » marchand.


11 mars 2002


Ai vu hier soir Rivette, dans un « self service » de l’avenue de Wagram. Il y mangeait, tout seul, des frites saucées de mayonnaise. Je rentre précipitamment, pour lui parler. J’oublie de lui dire mon nom, de lui rappeler que je suis le stagiaire qui a trouvé le toit qu’on voit sur l’affiche de Va savoir. Il ne me reconnaît pas.


Va savoir


Pour qu’un personnage en chasse ou croise un autre, dans l’harmonie d’une œuvre pleine, faire bien attention de traiter tous les personnages à égalité. Fritz Lang disait : « Tout est détail, rien n’est détail. » Et Rivette : « Le cinéma est un essai de la plus juste utilisation possible des différentes lois existantes pour qu’il y ait au bout de la liberté, de l’égalité, et, éventuellement, de la fraternité. »


Histoire de Marie et Julien


En dépassant la stylisation et la concision qui étaient le propre du cinéma des précurseurs, et en se rapprochant des personnes (même à une distance gardée), Rivette a éprouvé le besoin d’un large supplément de temps. C’est que ses personnages viennent de très loin, et il leur faut le temps d’arriver en douceur.


Théâtre


Le cinéma s’est détaché du théâtre et s’est rapproché de la vie même, en y mêlant le théâtre. Dans Céline et Julie, La bande des quatre, Va savoir, le théâtre est là pour réaffirmer la réalité vécue des personnages du film. Et plus il y a de temps, à la fois et parallèlement de théâtre et de vie, plus le monde existe.


Guédiguian, Chabrol, Rivette


Guédiguian est important parce qu’il est le seul à offrir une autre issue à l’ennui mortel de la petite-bourgeoisie que la haine de soi (dépression, crise de nerfs, l’axe Desplechin- Podalydès). Il lui propose de se rappeler d’où elle vient. Son cinéma est réac et communiste, rassurant et exigeant à la fois. On n’aime pas son côté mélo, familial, sentimental : ce n’est pas un cinéma pour ceux qui rêvent d’évasion, d’aventures (le voyage au Kilimandjaro n’aura pas lieu, on se contentera d’une visite aux gamins pauvres de la cité d’à côté...).

On n’aime pas non plus Chabrol qui mélange à outrance les genres, n’a pas peur du laid, du criard, du grimaçant, du “mauvais goût”, que, contrairement aux Américains, il filme sans les désamorcer, sans les “humaniser”. Son sujet est l’inhumain, c’est un humaniste.

Rivette a un penchant maternel, qui enveloppe et pardonne, avec aussi beaucoup d’angoisse réelle, et un grand désir de comprendre, de démêler, d’éclairer – tout ce que les virilistes (et beaucoup d’hommes le sont sans se l’avouer) détestent. Rivette partage, répartit (les rôles, les responsabilités) : c’est vraiment un bon chrétien. Son cinéma est tellement généreux et rigoureux qu’il plane mille pieds au-dessus du reste, mais comme il ne cherche jamais à intimider le spectateur, ce dernier se croit supérieur. Le jour où j’ai compris Rivette (après l’avoir, comme tout le monde, méprisé) fut un jour majeur dans ma vie d’homme.


36 vues du Pic Saint Loup


La première fois, je n’avais pas vu à quel point 36 vues du Pic Saint-Loup est beau, d’une beauté secrète, qui se loge dans le dérisoire et dans l’inachevé. Il est si facile, il est extrêmement facile d’être « injuste avec Rivette » comme disait Daney. Et moi qui suis pourtant, depuis un certain soir à la cinémathèque des Grands Boulevards, un fidèle parmi les fidèles, je me suis laissé décevoir à cause d’une attente. Or, il n’y avait rien à attendre.

Pourquoi, plus qu’un autre, Rivette réclame (mais en silence, sans en avoir l’air) la tolérance ? Son art est si discret, il n’affirme rien, il fuit de tous côtés, exprès.

36 vues du Pic Saint-Loup est un film qui n’a rien à prouver, un film d’avant l’ordinateur, d’avant l’impatience. Un film que personne n’est allé voir et que tout le monde a déjà oublié. Un film qui ne mérite ni cette petite mort ni trop d’explications, qui ravive simplement une autre sensualité, un autre plaisir que ceux auxquels le cinéma nous habitue.

Comme tous les grands films, le dernier film de Jacques Rivette est « un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous » (Kafka).


Acier contre acier


Ne touchez pas la hache semble au premier abord renverser les rôles de L’amour fou : en 1967, l’homme abandonnait sa femme, et elle sombrait dans la folie ; en 2007, une coquette énerve le désir d’un vieux soldat jusqu’au point de rupture, jusqu’au drame.

Un rappel des puissances de séduction et d’humiliation des femmes ? Il ne faut pas s’y tromper : Rivette n’a rien lâché de son féminisme radical. Le soldat pense en homme-soldat, ses premiers mots en quittant la duchesse sont : « Je l’aurai. » Sébastien, le metteur en scène dans L’amour fou, aurait lui aussi pu dire (s’il était moins postmoderne, moins « subtil ») : « Quand je la voudrai, je l’aurai. » La seule échappatoire pour Claire sera de le quitter : quelques secondes d’oxygène sur 4h12 d’enfermement.

La nouveauté, avec l’adaptation du roman de Balzac, est que la femme est armée. La duchesse sait ce qu’est l’homme – du moins lui a-t-on appris à parer ses attaques. Deux précautions valant mieux qu’une, le vidame (Piccoli), un ricaneur, change de ton pour lui rappeler que cet aigle-là a quelques chances de la soumettre.

Or, ce soldat qui croit pouvoir nommer l’affrontement pour ce qu’il est (« acier contre acier ») se leurre du tout au tout. La duchesse, en lui renvoyant la pauvre image d’un petit garçon qui réclame en hurlant ce qu’il est impuissant à obtenir, le piège. Non pas qu’elle veuille le punir : elle l’aime. C’est lui qui ne l’aime pas, il ne peut donc pas la gagner. Il la perdra, ne faisant qu’une victime : la femme, une fois de plus – un « poème », dit-il, qu’on oubliera...

Ainsi, non seulement Ne touchez pas la hache reprend le flambeau de L’amour fou, mais le film va beaucoup plus loin au cœur de cette guerre des sexes – formule hypocrite pour ne pas dire : guerre des hommes contre les femmes. Les artistes de 1967 se rendaient d’autant moins capables de connaître cette guerre qu’ils se disaient tous féministes. Le 19ème siècle et Balzac étaient nécessaires pour faire sauter les verrous du refoulement. « Acier contre acier » : le soldat ne voit partout que le reflet de son armure. Il se masturbe sur l’idée qu’il se fait de la femme jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle qu’un cadavre.


Note :


[1] Commentaires sur la société du spectacle. [N.D.L.R.]

 

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