D’APRÈS BRECHT OU BRECHTIEN ? (LA VIEILLE DAME INDIGNE, René Allio, 1965)
par Jacques Rivette



Que la critique de cinéma soit aujourd’hui « bloquée », dangereusement bloquée, voilà qui peut paraître évident, mais risque de n’aller pas sans conséquences fâcheuses. Ce n’est pas ici le lieu de décrire les diverses formes, d’ailleurs bien connues, que prend celle-ci au fond de son impasse (de la critique dite d’humeurs, au culte paranoïaque de personnalités plus ou moins fantômes), ni de rechercher les causes, immédiates ou lointaines, d’un tel état des faits (encore qu’une telle recherche, systématiquement conduite, aiderait sans doute à passer outre). N’exagérons pas non plus la portée de celui-ci : il faut admettre que, depuis vingt ans, la critique française – j’entends celle que l’on pourrait appeler la « grande critique », celle qui se veut pionnière et créatrice, voire révolutionnaire, non l’historique ou l’informative, que son statut même a mieux préservé des fluctuations – cette critique donc se limite à quelques noms, ceux d’André Bazin, de Maurice Schérer, de François Truffaut, je n’en oublie ici que deux ou trois. Reste qu’un certain relais n’a pas été pris : le film, de nouveau, se débrouille seul, sa critique a désormais perdu toute prise directe sur ses avatars contemporains et son progrès.

Il s’est trouvé pourtant, vers les années soixante, quelques journalistes dont l’ambition était de lui rendre cette efficacité ; c’est du moins ce que l’on pouvait espérer de ce qui s’annonçait comme une critique « brechtienne » du cinéma, c’est-à-dire une critique qui, considérant comme résolus les problèmes premiers de définition et justification, s’apprêtait justement à passer au stade suivant : celui du dévoilement des significations, de l’analyse de leur fonctionnement ; bref, une démystification, non plus seulement des « contenus », mais surtout de la façon dont ceux-ci viennent au jour. Tentatives qui, malheureusement, tournèrent vite court – faute peut-être d’une familiarité suffisante de ces pionniers avec le langage même du cinéma, ce qui (contrairement à la méthode, qui était de juger du rapport du signe au sens) les renvoyait aussitôt à l’analyse classique des intentions et postulats, et bientôt à la pure et simple critique de scénario.

Mais sans doute ne s’agit-il alors que d’un faux départ, et serait-il temps maintenant de reprendre un tel objectif. C’est en tout cas ce que suggère la vision du film La vieille dame indigne, que René Allio a écrit et mis en scène à partir d’une des plus remarquables « Histoires d’almanach » de Bertolt Brecht : et, comme l’écrivait Roland Barthes il y a bientôt dix ans (in « Les tâches de la critique brechtienne »), « Brecht révèle quiconque en parle ». À plus forte raison qui entreprend de le parler dans le langage d’un autre art, et qui veut ensuite juger cette entreprise.

Non qu’il faille simplement voir ce film dans la perspective de sa fidélité à l’orthodoxie de la « parole » brechtienne. Je ne veux pas anticiper ici sur la critique proprement dite, mais il est clair qu’une des premières qualités du film d’Allio est de conjuguer étroitement cette fidélité, quasi littérale, au récit, à la parabole originale (il n’est guère de scène du film qui ne soit le développement, ou le commentaire, d’un paragraphe, d’une phrase, voire d’un mot de ce texte) et la création personnelle (tous les épisodes de l’anecdote ont le jaillissement, la spontanéité, l’innocence, semble-t-il, de l’autobiographie à peine romancée). Et comme Barthes disait encore que la grandeur de Brecht, c’était qu’il inventait sans cesse le marxisme, on pourrait dire d’Allio qu’il semble ici inventer, au fur et à mesure, sinon le brechtisme, du moins ces huit pages mêmes de Brecht ; rarement le problème, toujours agaçant, de l’adaptation aura reçu solution plus claire, plus satisfaisante, mais aussi plus malaisément généralisable.

Un point précis de cette adaptation me semble appeler cependant quelques mots de commentaire : c’est justement son humilité, ou son apparence d’humilité. Pour citer toujours ce texte essentiel de Barthes, « ce que toute la dramaturgie brechtienne postule, c’est qu’aujourd’hui du moins l’art dramatique a moins à exprimer le réel qu’à le signifier. Il est donc nécessaire qu’il y ait une certaine distance entre le signifié et son signifiant : l’art révolutionnaire doit admettre un certain arbitraire des signes, il doit faire sa part à un certain « formalisme », en ce sens qu’il doit traiter la forme selon une méthode propre, qui est la méthode « sémiologique ». Que l’art cinématographique se soit engagé depuis quelques années, de plus en plus lucidement dans cette conquête de l’arbitraire du signe, je n’en prendrai comme exemples, d’ailleurs fort divergents dans leurs buts comme dans leurs méthodes, que les films d’Alain Resnais, ceux d’Antonioni, plus catégoriquement encore ceux de Jean-Luc Godard. Or, c’est par la modestie de son approche que surprend au contraire le film d’Allio : son efficacité aussi bien ; c’est-à-dire que, s’il utilise comme indifféremment, suivant la scène, tel ou tel mode d’appréhension du réel, ceux-ci se confondent aussitôt avec le dessein évident de cette scène ; et le jeu des comédiens, sur la qualité duquel s’articule donc la matière dramatique, relève lui aussi, semble-t-il, du même souci du « naturel ». Semble-t-il : c’est ici que réside, à mon sens, l’essentiel de la ruse nécessaire du cinéaste. Car toute cette apparence de naturel, qui va permettre, espérons-le, sinon l’identification, du moins la participation du spectateur, est en même temps secrètement ruinée par une autre dimension, moins manifeste, du film : sa construction.

Toute l’architecture narrative est en effet articulée sur l’alternance, d’ailleurs volontairement irrégulière, et comme asymétrique, des pleins et des vides ; tout autant que les « scènes » auxquelles on assiste, y comptent les creux, les manques, les trous, qui compromettent sans cesse ce que chacun des fragments peut offrir à la vision (comme à la réflexion) d’évident et d’allant de soi. Pour n’en prendre qu’un exemple particulièrement net, on assiste d’abord à la première rencontre, assez anodine, de la « vieille dame » avec la serveuse du bistrot ; on les retrouve ensuite liées d’une amitié d’autant plus surprenante que l’âge, l’éducation, le comportement, le langage, tout doit contribuer à les séparer, amitié qui surprend d’ailleurs les divers témoins quand elle ne les scandalise pas. Il est clair que, dans la perspective d’une « construction dramatique » traditionnelle, une telle ellipse est une facilité, c’est-à-dire une faute : l’art y consiste à peindre justement le comment de l’exceptionnel (et non celui de « l’habituel ») : la « scène à faire » est ici précisément celle qui nous montrerait comment l’une et l’autre sont entrées en rapport, comment le moyen-terme de l’amitié a pu s’instaurer entre deux « natures » aussi dissemblables. Mais c’est tout le film d’Allio qui est, de bout en bout, fait de « fautes » de cet ordre, de tels défauts de construction ; et ce sont précisément la quasi-totalité des articulations de l’intrigue qui font défaut ; mais c’est que c’est en effet ce défaut qui est le sujet même du film, et en même temps le moteur de la participation du spectateur au « progrès » de la vieille dame. C’est enfin ce clivage qui, privant chaque fragment de ses tenants et aboutissants logiques ou chronologiques, décape celui-ci, le prive de sa pellicule de « naturel », le rend à son opacité sans rien lui retirer de son immédiateté ; c’est ici la transparence même du langage qui devient mystérieuse. C’est enfin le cinéma « classique » qui se met en cause et, sans se renier, découvre à la fois l’étendue et les limites de son pouvoir.


(Les Lettres françaises n° 1074, 1er avril 1965)

 

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