SCÈNE DE L’ACTION, ESPACE DU MOUVEMENT : LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION CINÉMATOGRAPHIQUE Nous commencerons par l’évocation d’un dialogue inauguré il y a exactement cinquante ans, par deux des précurseurs du discours théorique portant sur le cinéma et les arts visuels : Eisenstein et Malevich qui, en 1925, dialoguent avec vigueur. Nous nous y intéressons pour un certain nombre de raisons : d’une part l’importance des personnages est liée, à coup sûr, à la manière dont leurs œuvres respectives ont donné naissance et ont circonscrit le champ d’une grande partie de ce qui nous est apparu par la suite comme l’expression de la modernité dans les arts ; d’autre part, l’important est qu’ils parlent aussi bien en tant que citoyens soviétiques qu’en tant qu’acteurs de cette première décennie privilégiée de la transformation révolutionnaire. Le plus important, cependant, est la manière dont leur rencontre articule une série de malentendus. Leur dialogue est, en fait, un dialogue de sourds, et le malentendu qu’il délimite nous instruira sur notre sujet. Celui-ci est la crise de la représentation qui a animé le cinéma, sa théorie et son exégèse. C’est Malevich qui commence cet échange, publiant, en 1925 et 1926, deux essais fortement polémiques. Ils sont réunis dans le premier volume L’Art, de Malevich sous les titres « Les images triomphent sur l’écran » et « Artiste et cinéma »[1]. Ces textes nous intéressent, premièrement, par leur date de parution : l’aspect originaire et problématique des films d’Eisenstein et de Vertov y est présent et fait l’objet d’une discussion, et ceci assurément quelque temps après la sortie de La Grève et de Potemkine. Vertov, à cette époque, n’avait tourné que Kinoglaz, le tout premier de ses films en dehors de ses œuvres de jeunesse, Kino Nedelia et Kino Pravda. Malevich est à l’époque un spectateur de la première heure, attentif aux présentations et aux aspirations du travail de Vertov. Quelles seront les options et les lignes de force des réflexions de Malevich sur le cinéma contemporain ? Elles sont naturellement déterminés par la position à partir de laquelle il parle en tant que peintre : son œuvre est la limite extrême de l’entreprise picturale de notre siècle. Le grand travail suprématiste de Malevich avait atteinte une extrémité d’innovation dans l’abstraction qui devait définir le champ de recherche de la peinture pour les cinquante années à venir. Son travail est, en peinture, quelque chose d’équivalent celui de Vertov, en ceci que sa vraie postérité (on pense à Robert Ryman, à Ad Reinhardt, à Agnès Martin et à Joe Baer) émergera dans les années soixante et soixante-dix.
Pour Malevich, l’art contemporain sera alors non-objectif ou abstrait (il emploiera indifféremment l’un ou l’autre terme) ou ne sera pas. Cet appel intransigeant en faveur de la pure abstraction (ce terme, à nouveau, est le sien) est fondé sur la claire conscience que ce qui a été mis en question n’est pas l’objet, mais plutôt la scène qu’il occupe, un espace épuisé, picturalement mort, pour cette époque du moins. Cet espace est la scène de l’action et de ses objets. C’est finalement les règles de la représentation déterminant la projection de cette scène, de son paysage qui sont annulées par Malevich. Et il agit ainsi, pleinement conscient de la manière dont ces règles sont l’instrument d’une idéologie dominante, elle même attaquée par la révolution marxiste. Il a affronté le problème de la crise de la représentation dans les arts à l’intérieur de la perspective révolutionnaire, identifiant la tradition de la représentation picturale et sculpturale avec celle d’une bourgeoisie vaincue. Celle-ci fut scandalisée à l’idée d’un prolétariat maintenant victorieux dont l’art s’attribue à la fois les fonctions sociales et les formes structurales de l’idéologie bourgeoise. Ainsi,
L’intention explicite d’Eisenstein est de liquider la peinture de chevalet, car il ne voit pas sa valeur en tant que moyen de propagande. Il devrait s’efforcer de consolider la peinture de chevalet créatrice d’émotions, qu’il approuve à présent en pratique, approfondissant la vérité de son contenu émotionnel en usant de contrastes pour exprimer celui-ci. Ses photographies consistent en un contenu de contenu : traduit en langage pictural, cela renvoie au style Wanderer, où la peinture utilisa le même genre de contenu. Les peintres à cette époque s’intéressaient aux traits du visage avec ses états psychologiques, ses « humeurs » exprimant la joie et la tristesse, la vie quotidienne, l’histoire, la peine, l’espoir et la gaieté sous leurs formes diverses au lieu d’une peinture révélatrice « en tant que telle » ou dans le cas présent d’un cinéma « en tant que tel ».
Les contradictions et les limites de cette position sont, naturellement, immédiatement évidentes. Ce modernisme, instruit des relations entre la photographie et le film, refuse obstinément de les reconnaître. Ce passage de la photographie au mouvement, la constitution du cinéma inhérente à cette relation, au moment même où il l’exprimait par écrit, avaient été célébrés dans l’œuvre féconde de René Clair, Paris qui dort (1924), film qui prit une importance capitale pour Vertov. Malevich ne prête pas attention aux propriétés inhérentes à la photographie en tant que telle ; sa matérialité n’a pas sa place ni sa reconnaissance dans les rangs des essences idéales qui composent les canons suprématistes. La photo-montage est également écartée comme une quelconque variation perverse sur les règles de la représentation. Négligeant la manière dont celle-ci pourrait inscrire « le lieu de rencontre d’une centaine d’espaces » dont parle Klee, il ignore l’utilisation énergique qu’en fait Eisenstein comme dans les surimpressions de La grève. Contestant tout assujettissement du cinéma à des impératifs picturaux, il est néanmoins prêt à l’enrôler comme le serviteur du modernisme pictural, élevant cet enrôlement au statut d’une ontologie cinématographique consacrée par l’usage, sans souci des conditions historiques et matérielles de sa production, ni des contraintes et des possibilités complexes qui sont inhérentes à son insertion dans l’intertextualité de la culture du dix-neuvième siècle. La réplique d’Eisenstein est brève et sans appel. Elle n’apparaît que plus tard, elle est seulement présentée dans « Méthodes de montage », texte important de 1929 dans lequel il explique les modes du montage, métrique, rythmique, tonal ou surtonal. Après avoir expliqué quelles sont les transitions organiques caractéristiques de la progressive radicalisation de la construction du montage, il poursuit :
Il dira plus tard, en 1939 :
Mais, bien sûr, Malevich, pour faire cette analyse, ne se place pas d’un point de vue identique à celui du peintre paysagiste ; il plaide pour la totale dissolution d’un espace construit selon les règles de la représentation. Pour lui, certains résultats une fois définitivement acquis, certaines conséquences s’en suivaient inévitablement. L’innovation de l’art abstrait a consisté à séparer l’art de la fonction idéologique de la représentation ; il a aussi consisté à distinguer le lieu de l’action et ses objets de l’espace du mouvement, espace semblable à celui de la peinture de Malevich et qui s’adresse à l’œil, au regard, plutôt qu’au corps et à sa kinesis. C’est l’espace que nous appelons optique, en tant qu’il s’oppose à l’espace que nous appelons tactile. Par son rejet de la représentation métrique, Malevich a détruit la scène de l’action narrative en la remplaçant par l’espace peint du mouvement. Il n’a cependant pas accordé au film – et Eisenstein le savait – la même sûre et impitoyable attention qu’il a accordé à la peinture de Léger et de Juan Gris. Et à coup sûr, en tout cas, il ne l’a pas accordé aux propres films d’Eisenstein. Car ce ne sont pas les écrits d’Eisenstein, mais ses films qui emportent le plus la conviction contre les critiques de Malevich. Car aucune œuvre, dans les années vingt, plus que celle d’Eisenstein, ne contribue à mettre en question avec tant de vigueur les conventions à la représentation picturale. Et il faut se souvenir que ce fut dans Octobre et dans La ligne générale, les derniers films muets, que s’exprima de la façon la plus sérieuse et la plus énergique l’engagement dans cet espace absolument synthétique interrogeant la cohérence de la logique picturale. Ce fut le travail de Griffith qui anima l’espace de Repin-Eisenstein (dont les allusions à Repin sont d’ordre critique, comme dans La ligne générale au moment de la procession) s’engage toujours plus avant, dans son œuvre de la maturité, vers la spatio-temporalité absolument synthétique du mode optique, reconnaissant par là la confrontation du cinéma à la crise de la représentation. On pourrait en fait dire que la crise est largement révélée et résolue dans les synthèses et les distensions spatio-temporelles élaborées qui sont présentes dans Octobre (comme l’épisode du pont qui se lève, le bombardement des tranchées, la montée au pouvoir de Kerenski) et qui constituent la ligne directrice de ses plus radicales innovations. Les deux projets utopistes Ulysses et Das Kapital, étroitement reliés, donnent cependant naissance à l’explication la plus complète d’Eisenstein à propos de cette crise. Luttant pour constituer un système susceptible d’articuler un texte essentiellement moderne, se rappelant, en Californie, son désir de tourner Ulysses, il décrit son « cinéma de l’esprit, un film capable de reconstruire toutes les phases et toutes les spécificités de la démarche de la pensée ». Il délaisse, à ce moment, son ancienne conception du « cinéma intellectuel » qui avait culminé dans un projet de tournage du Kapital et sa méthode analytique et dialectique, pour une autre aspiration, plus complexe et même plus problématique : la traduction du mouvement de la conscience. Il affirme que le « monologue intérieur » filmique est l’agent capable de dissoudre « la distinction entre le sujet et l’objet » entreprise dans les romans d’Edouard Dujardin et complétée par l’œuvre de Joyce. Ulysses devient l’autre projet utopique essentiel des années trente, à partir duquel la notion de cinéma intellectuel d’Eisenstein continue de s’affiner. Il nous fait part, dans son émotion, d’un travail préliminaire qu’il fait sur le script de An American Tragedy, autre projet de cette période qui stimula ce genre de réflexion, et il nous informe également des « merveilleuses esquisses » dessinées à cette occasion. Voici la description d’Eisenstein :
Et Eisenstein termine en remarquant : « Ces notes marquant un changement radical dans l’histoire du film parlant, ont été oubliées dans une valise – et furent en fin de compte enterrées comme Pompéi sous une masse de livres... ». C’est là qu’elles demeurent encore. Le son devait conduire Eisenstein dans une toute autre direction, vers le hiératisme exacerbé d’Ivan Le Terrible. Ces pages enterrées pourraient, cependant, servir de négatif à un cinéma à venir. L’affirmation de la disjonction, des relations changeantes de l’image et du son, l’accent mis sur la polyphonie, sur l’utilisation du silence et de l’écran noir sont des éléments formels dynamiques qui nous sont familiers : Eisenstein, dans un magnifique bond de l’imagination, a exprimé sur papier la teneur essentielle, la forme, l’élan et la stratégie du Cinéma Indépendant américain des deux dernières décennies. C’est dans cette période qui, juste après la seconde guerre mondiale, vit aux États-Unis l’épanouissement de la peinture, que les cinéastes indépendants redécouvrent les recommandations de Malevich, dont Eisenstein s’est peut-être souvenu lorsqu’il a essayé de construire une systématique visuelle de subjectivité joycienne. Ils prennent conscience qu’il est possible de donner suite à une tradition européenne d’avant-garde dont les principaux représentants dans le domaine cinématographique – Richter, Duchamp, Leger, Man Ray – s’étaient bien sûr réfugiés aux États-Unis. Deux éléments servent de fondement à cette redécouverte : d’une part, le refus des conditions matérielles de l’industrie cinématographique, celui de l’aliénation inhérente à la division du travail sur laquelle elle s’établit, et d’autre part, la critique scrupuleuse des règles de la représentation dans l’art et le cinéma occidentaux. Cette critique, sous-jacente à l’entreprise collective de Brakhage, de Breer, de Landow, de Frampton, de Gehr, de Kubleka, et de leurs compagnons, a constitué, durant les trois dernières décennies, le travail de deux ou trois générations de cinéastes, dont nous trouvons l’illustration et le développement dans la théorie et la pratique filmiques de Stan Brakhage. Voici, à ce propos, un passage tiré de Metaphors on Vision :
Quelle fut la véritable nature de la stratégie cinématographique de Brakhage, qui correspondait à la prééminence de l’intériorité sur laquelle il mit systématiquement l’accent, comme Malevich ? Que fut en outre l’offensive concomitante contre l’espace de représentation et de quelle manière devait-elle se dérouler ? Non par la destruction des objets et des actions de la représentation narrative, mais plutôt par la transformation de la spatialité et de la temporalité qui sont leurs conditions préalables, les coordonnées permettant de les situer et de les définir. Le point le plus important de la stratégie de Brakhage est la redécouverte radicale de la temporalité filmique, la création d’un présent perpétuel, des photogrammes ou des séquences se succèdent dans l’extrême fluidité du montage, ils augmentent ou suppriment l’attente, en tant que vecteur de l’expérience cinématographique. La mémoire et l’attente sont annihilées par des images qui ont le caractère intime et insaisissable des images hypnagogiques, dont nous faisons l’expérience dans l’état de demi-réveil. Et comme ces images, le film de Brakhage se présente au même moment dans un perpétuel renouvellement, dans une cognition et une observation résistante. L’image hypnagogique est immédiate, elle apparaît et disparaît tout à la fois ; elle n’est pas soumise aux lois de la perception – celles de la perspective par exemple. Elle a, selon la remarque de Sartre, la propriété d’éveiller l’attention et la perception : « Je vois quelque chose, mais ce que je vois n’est rien. » Ainsi dans l’œuvre de Brakhage, il n’y a pas de temps, pas de lieu, en quelque sorte, pour l’attente ; le mouvement de la caméra tenue à la main, la peinture sur film, la vitesse, laissent dans l’ombre les données spatiales ou y introduisent une rupture ; la continuité est rythmique, elle repose sur les synthèses métaphoriques mises à jour par la visionneuse en juxtaposant rapidement des photogrammes. La peinture sur film, qui affirme le plan de l’image, l’utilisation de fondus ainsi que le recours fréquent aux photogrammes vides, des surimpressions qui, en s’établissant mouvement après mouvement, contractent l’espace dans lequel chacune se développe, tout cela a une action aussi radicale sur l’espace. Celui-ci tend, d’une manière ou d’une autre, à se contracter, à perdre de sa profondeur et à devenir de plus en plus optique. L’espace de Brakhage est connu comme étant celui qui succède au cubisme, il appartient au mouvement qui prône l’absence de profondeur, et dont Malevich fut un des représentants. Il doit être comparé à l’espace pictural de cette période, celui De Kooning et de Kline, tout particulièrement. Il n’est pas seulement important que l’espace du film de Brakhage soit analogue à celui des peintres contemporains, il est de plus significatif que l’espace de la peinture contemporaine qui perd de sa profondeur pour devenir de plus en plus optique, ait été adopté par ce cinéaste, qui l’anticipe parfois comme un moyen pour resituer les chaînes syntagmatiques. C’est la subversion radicale des données spatio-temporelles spatio-temporelles qui dissout la scène et les objets de son action narrative en reconstituant un autre espace de mouvement. Brakhage, dans ses textes théoriques, contestait l’autorité des règles de la perspective inhérente aux objectifs de la caméra, et souhaitait rétablir l’autorité de l’imagination. De la sorte, il devançait de presque dix ans la crise de la Représentation, censurée par le film français comme par sa littérature critique jusqu’au début des années 1970, et finalement reconnue après 1968 par le Marxisme parisien abâtardi. Il fut débattu dans les « Cahiers du Cinéma » et dans « Cinétique » de l’exigence nouvelle selon laquelle le cinéma devait concourir à la fusion du radicalisme politique et esthétique, et reformuler son infrastructure économique et politique ainsi que sa technologie même. C’est à Paris précisément qu’au moment où Hegel traçait les grandes lignes d’une histoire de la peinture, et où des peintres commençaient à être conscients que la perspective scientifique, qui détermine ses relations avec la figure résulte d’un modèle culturel spécifique... Cest donc à ce moment précis que Niepce inventa la photographie. Il fut demandé à ce contemporain de Hegel de confirmer la vision hégelienne, d’apporter une reproduction mécanique de l’idéologie contenue dans la règle de la perspective, de ses normes et de leurs effets de censure. Et Godard assura que la photographie était au service de la Réaction, au même titre que le chemin de fer, le télégraphe et les mass media. Quand la bourgeoisie dut trouver d’autres moyens que la peinture et le roman pour déguiser la réalité aux masses, elle dut inventer l’idéologie de cette nouvelle forme de mass media, appelée photographie. « La relation importante ne fut pas celle de Niepce et de Hegel mais celle de Niepce et de Rothschild (en d’autres termes Hegel à la solde de Rothschild). » Cette déclaration avait marqué l’accomplissement d’un cycle, et le disciple de Rossellini qui avait dédicacé son premier long métrage aux films Monogram mit en question l’illusionnisme de son instrument. Ce retournement complet mit dix ans à s’accomplir, et donna lieu à une critique toujours plus poussée de l’illusion cinématographique, critique par laquelle Godard a retrouvé l’œuvre et les positions théoriques des indépendants américains. Et pas seulement Godard. La tâche critique la plus urgente à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés consiste en l’examen approfondi de la relation existant entre les œuvres qui ont récemment innové le cinéma européen et celles des indépendants américains de l’après-guerre. La convergence de Straub et de Landow, de Godard et de Brakhage exige une réflexion sur la façon dont la crise de la représentation cinématographique, enracinée dans l’hostilité des indépendants envers le conditionnement industriel du cinéma dominant, trouve, quelque vingt ans plus tard, son écho en Europe. Le catalyseur des réalisateurs européens est Brecht, prolongement logique d’un cinéma fondé sur un long passé théâtral. La primauté du cinéma américain indépendant prend source dans son refus catégorique de cette tradition et dans son souci constant de la temporalité et de la spatialité telles qu’elles ont été redécouvertes dans le domaine des arts plastiques. Tout comme Anticipation of the Night et Scenes from Under Childhood de Brakhage donnent un résumé des options radicalement nouvelles des années 1955-1965, l’œuvre de Michael Snow dessine le champ des recherches marquantes de la décennie suivante. Que l’on songe seulement à Wavelength tourné en 1966-1967. Le champ visuel sur lequel la caméra se concentre est le côté le plus éloigné d’un grenier d’artiste, celui du réalisateur lui-même. Les grandes fenêtres, composées chacune de huit petits carreaux rectangulaires, donnent sur une rue dont nous voyons les enseignes et les feux de signalisation. La netteté de notre perception du mur de la fenêtre, de la rue, sera modifiée grâce à l’usage de la couleur ou de procédés de surimpression. Le mouvement de la caméra – bien sûr – commence lentement à rétrécir et à circonscrire le champ visuel, et, tandis que nous nous approchons d’un mouvement tout aussi lent du mur, nous commençons à nous apercevoir, ou plus précisément à seulement percevoir, deux éléments : en premier lieu la présence d’autres objets rectangulaires sur le panneau central du mur (on ne les perçoit encore à ce stade que comme de petites surfaces rectangulaires) et en second lieu, de la même manière (bien que le seuil de perception varie naturellement avec les individus), la destination ou le but que veut atteindre la caméra. Ou plutôt nous percevons qu’elle cherche bien à atteindre quelque chose, qu’elle finira inexorablement par fixer son attention sur quelque surface qui ne nous est pas encore révélée. Par le travelling optique, la caméra fait naître chez le spectateur un sentiment de tension ou d’attente, provoque en lui l’impression que cette surface mystérieuse coïncidera avec quelque partie du mur, avec un carreau de la fenêtre. Ou peut-être en fait, plus probablement, avec un des rectangles ponctuant le panneau central du mur, où semblent être accrochées des images que l’on ne peut encore discerner à cette distance. Maintenant ces perceptions atteignent leur but, en présentant le mouvement vers l’avant comme un flux. Par le lent travail de mise au point et par l’implacable direction imprimée à la caméra – la profondeur spatiale du grenier tout entier peu à peu traversé par le mouvement continu du zoom – ces perceptions créent cette attention au futur qui constitue un horizon d’anticipation. La certitude se substitue à l’incertitude lorsque notre caméra rétrécit son champ, faisant naître puis satisfaisant notre curiosité anxieuse du but ultime auquel tend la caméra, décrivant dans la splendide pureté de son unique et lent mouvement la notion d’ « horizon » caractéristique du processus subjectif. Ce mouvement continu vers l’avant, avec ses surimpressions, avec tout ce qui passe dans le champ de la caméra, venant de derrière elle, puis disparaissant à nouveau de ce champ, figure l’idée selon laquelle « à chaque perception appartient toujours un halo de perceptions passées, qu’il faut concevoir comme une potentialité de souvenirs susceptibles d’être rappelés, et à chaque souvenir lui-même appartient, en tant que « halo », l’intentionalité médiate et continue de souvenirs possibles (réalisables par moi activement), souvenirs qui s’échelonnent jusqu’à l’instant de ma perception actuelle. »[5] La caméra poursuit son mouvement constant vers l’avant, créant une tension qui croit en proportion directe du rétrécissement du champ, et nous commençons à comprendre, non sans surprise, que ces horizons, en tant qu’ils définissent les contours de la narration, de cette forme narrative particulière animée par une temporalité distendue, réorientent la connaissance pour en faire un mode de révélation. Dans l’attente d’une issue, nous restons comme « suspendus » dans l’expectative d’une solution. C’est comme si en évacuant l’espace de son film, en le présentant comme un simple volume, l’espace du mouvement pur par son déroulement temporel, Snow avait redéfini l’espace du mouvement comme la scène même de l’action : l’action de la caméra. Comment y est-il parvenu ? Par une méditation sur les rapports de l’espace et de la scène, de l’action et du mouvement, une fois encore soutenue et nourrie par les innovations apparues dans la peinture et la sculpture de son époque. Snow est au premier chef un artiste des années soixante, un peintre et un sculpteur dont la maturité coïncida avec une conjonction historique dans laquelle les recherches optiques, l’exploration de la représentation figurative dans les œuvres de Johns, de Warhol, de Rauschenberg, l’accent mis sur la structure et la perception par la pratique et par la théorie minimaliste, dans laquelle tout cela contribuait à créer une atmosphère de travail particulièrement stimulante. Parmi les structures directrices inspirant la création à l’époque qui vit naître Wavelength, on devrait noter :
Car, dans le travelling optique du zoom qui recadre de façon cohérente et graduelle la « scène », la vie de la rue peut être discernée à l’arrière-plan, à travers les carreaux de la fenêtre. En réintroduisant l’attente ou l’anticipation comme pivot de la structure de son film, Snow a redéfini l’espace ; c’est essentiellement « une notion temporelle », comme l’avait affirmé Klee. En débarrassant le film de toutes les métaphores issues du montage, Snow a créé une grandiose métaphore de la forme narrative elle-même. Lorsque l’espace du mouvement est redéfini comme étant la scène de l’action de la caméra, espace et scène, mouvement et narration se fondent dans l’armature d’un cinéma rénové. Snow replacera ensuite dans cette armature l’espace du paysage, occupé par un seul personnage dont nous ne voyons que l’ombre. Cette ombre et sa voix sont celles de la machine mobile qui trace, par ces incessantes arabesques, la topographie d’une Région centrale, axe d’une nouvelle « diegesis ».
Notes :
[1] K. S. MALEVICH, « Essays on Art » traduits par Xenia Glowacki-Prus et Arnold McMillin, publiés par Troels Andersen, Borgen Copenhagen. 1968. Les passages cités sont tous tirés des pages 226-238 du volume I.
[2] S. M. EISENSTEIN, « Methods of montage », dans Film Form, publié et traduit par Jay Leyda, New York, 1949, p. 79.
[3] Ibid., p. 182.
[4] Stan BRAKHAGE, « Metaphors of vision », dans « Film Culture », nº 30, automne 1963, pages non numérisées.
[5] Edmund HUSSERL, « Cartesian meditations », The Hague, Martinus Nijhoff, 1950, p. 44 (N.d.T. : nous avons emprunté la traduction de Mile Peiffer et de M. Levinas, « Méditations cartésiennes », J. Vrin, 1969).
(in Une histoire du cinéma, pp. 38-44. Peter Kubelka [ed.]. Paris : Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 1976) |
2016/2021 – Foco |