JEAN-CLAUDE BRISSEAU, LE POUVOIR DE L’IMAGINATION
par Maxime Renaudin


« Pour moi, la définition de l’imagination au cinéma c’est
un plan de The Wings of Eagles, [quand] John Wayne se
casse la gueule dans l’escalier. » (Jean-Marie Straub)

C’est lors d’un entretien fameux avec Serge Daney[1] que Jean-Marie Straub lui livre cette conception de l’imaginaire cinématographique, lequel exige du cinéaste qu’il ne montre que des choses qu’il sait exister, celles qui lui font peur comme celles qu’il aime. Quand l’expérience passe dans l’image, quand les rêves passent dans la matière. Deux ans plus tard, Daney reçoit Jean-Claude Brisseau dans la même émission[2], et semble un instant avoir oublié la leçon straubienne; il entonne ce refrain bien connu de Brisseau, celui du récit autobiographique (« Vous, enseignant de banlieue...»), lequel ne tarde pas à le rabrouer amicalement: « Non, ce n’est pas du tout ça, c’est simplement que je ne parle que de ce que je connais ». Il ne faut pas voir là la profession de foi un peu sotte de l’esthète en quête de la Vérité absolue mais, plus viscéralement, l’obsession d’un homme qui croit en la valeur de l’expérience individuelle, en la portée de sa transmission, et en la nécessité de cette transmission. C’est bien de cela que voulait parler Daney, en tournant autour de l’idée de “pédagogie”.

Et Brisseau connaît aussi bien les secrets des caves de la Courneuve que ceux du professeur Hitchcock. Il connaît cette scène de Psychose où la caméra plongeante nous montre Anthony Perkins transportant sa “mère” sur palier. Qui n’a jamais entendu Brisseau évoquer avec passion cette scène fondatrice - de son cinéma - ne l’a sans doute jamais écouté. Le caractère un brin obsessionnel de ce souvenir ressassé d’entretiens en entretiens peut surprendre; mais il restitue assez bien une certaine idée du cinéma qui travaille - et que travaille - Brisseau. Rien ne le fascine autant que cette cuisine de la mise en images, dont la vertu première serait le sens logique, l’évidence d’un raisonnement mathématique qui assure à la scène sa lisibilité. Car la scène doit être lue, assimilée sans ambiguïté, avant d’être éventuellement interprétée. Brisseau admet volontiers l’écart entre l’intention du cinéaste et la réception du spectateur - il le constate régulièrement dans son propre travail; mais il semble y voir alors le signe d’un déficit technique, un vice de procédure, une erreur grammaticale qui aurait due être évitée[3]. En champion de la lisibilité, il travaille en permanence à éradiquer cet écart. D’où un travail de précision, qui calcule au millimètre et à la milliseconde, un geste de la main qui se crispe, la portée d’un regard qui se dérobe. On pourrait aussi dire que Brisseau prend le contre-pied de la formule célèbre de Manoel de Oliveira[4]: les signes magnifiques baignent ici dans la lumière de l’évidence. Ce qui n’exclut pas la part d’ombre, de doute, laquelle est introduite - de manière toute aussi calculée - par les éléments fantastiques (on y reviendra).

Cette précision des gestes est bien celle de l’expérience. « As-tu besoin d’avoir vu un homme en tuer un autre pour pouvoir filmer un meurtre?, lui aurait demandé Lisa Hérédia - Non, car j’ai vu Hitchcock et Fritz Lang », lui aurait-il répondu[5]. Sauf à supposer que Lang ait lui-même vécu l’expérience du meurtre[6], on peut trouver que Brisseau s’en sort ici d’une opportune pirouette[7]. Mais, s’il lui arrive effectivement d’emprunter aux grands anciens certaines de leurs images, ce n’est pas pour le plaisir autosatisfait de la citation (Brisseau n’a rien d’un maniériste), mais bien pour consolider tous ces bouts d’expérience, ceux qu’on arrache à son propre passé, comme ceux qu’on vole aux anciens et aux amis, touché par la justesse d’un trait ou par les résonances d’une émotion. Il y a peut-être un peu de Brisseau dans le personnage de La fille de nulle part, qui vit reclus au milieu des livres et des dvds, dans un monde de souvenirs à moitié vécus, à moitié fantasmés, et traversé tant par les icônes de la cinéphilie que par les fantômes d’une vie perdue. Brisseau enfonce le clou jusqu’au cœur même de ses acteurs, qui doit saigner sans trucage: « On ne peut pas obtenir des gens des émotions s’ils ne les ont pas vécues. »[8]

Mais pour que cela prenne, comme on dit, pour que cette re-construction (à mort le naturalisme!) de l’expérience vécue ne fige pas des certitudes trop confortables, Brisseau a besoin d’un élément perturbateur - d’un contradicteur - qui, par contagion (son terme), empoisonne le réel et force le questionnement des images. C’est là qu’intervient le fantastique. Il est intéressant de rapprocher ici le cinéma de Brisseau de celui de Jacques Tourneur, lequel, pour reprendre les beaux mots de Skorecki[9] est «le cinéma de l’invisible, mais d’un invisible qui se lit et se dessine à même la toile de l’écran: les traces en sont là, et les empreintes, et les ombres. » 1) Comme son aîné, Brisseau croit aux fantômes. Un peu moins, nous dit-il (et je me perds ici en conjectures quand il s’agit de distinguer les divers degrés d’acceptation de “l’autre monde”, entre parapsychologique et mystique...), mais il y croit suffisamment - en ces choses “qu’il sait exister” donc - pour que ses films y croient (ce qui est tout ce qui nous importe). 2) Comme lui, il nie le hors-champ. Toutes les données du problème sont sur l’écran; tous les signes, ceux du visible comme de l’invisible. 3) Comme lui, il traque l’invisible et lui donne corps. Mais l’approche est chez lui plus frontale; les fantômes ne font pas que laisser des traces, ils sont de chair, de sang et de lumière.

C’est pour toutes ces raisons que, choisi au hasard entre cent, ce gros plan de Coralie Revel et Philippe Caroit au bord d’une route de Provence (Les savates du bon Dieu) est l’un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma. Pour tout ce que Brisseau connaît du regard de ces gens beaux et riches de l’autre côté du périph’. Pour le mystère du double qui imprègne le visage de Elodie-Kim Novak. Pour les mots rares de Jacques-Gary Cooper. Pour cette lumière douce et cruelle d’entre deux mondes.

[1] Microfilms, 19 juillet 1987.

[2] Microfilms, 29 octobre 1989.

[3] Il faut l’entendre par exemple parler du remontage de la dernière séquence de De bruit et de fureur.

[4] « Ce que j’aime en général au cinéma: une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d’explications. », Manoel de Oliveira, in « Godard et Oliveira sortent ensemble », Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (1998).

[5] in L’ange exterminateur: Entretiens avec Antoine de Baecque (2006).

[6] Certains n’ont-ils pas prétendu qu’il n’était pas étranger au meurtre de sa première femme?

[7] La question sous-jacente étant: pourquoi avoir besoin de faire des essais vidéo avec des jeune filles qui se caressent?

[8] in L’ange exterminateur: Entretiens avec Antoine de Baecque (2006).

[9] in Contre la nouvelle cinéphilie (Cahiers du Cinéma, 1978).

(février 2014)

 

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