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Le manège décoré par Walt Disney, le déjeuner sur l’herbe avec nappes en simili plastique, le vert chewing-gum d’une pelote de laine: on s’en fout. Toutes les fautes de goût accumulées par Astruc, Claude Renoir et Mayo: on s’en fout. Du saxophone de Roman Vlad aussi. Il est pas mal d’ailleurs. Mais de toute façon, la vraie beauté d’Une vie est ailleurs.
Elle est dans la robe jaune de Pascale Petit qui frissonne dans les dunes gris-Vélasquez de Normandie. C’est faux! Pas gris-Vélasquez! Et même pas gris-Delacroix, s’égosillent les « connaisseurs ».
En vain. Déjà Christian Marquand se penche au bout de la digue et tend la main à Maria Schell. Les « connaisseurs » sont semés par un film qui va si vite qu’il fait presque du sur-place. On sait que les autos de course les plus rapides sont celles qui freinent le mieux: Une vie est à leur image. On croyait connaître Astruc; on échafaudait des théories, sans voir que la séquence était finie et que le film avait déjà redémarré dans une autre direction esthétique ou morale. On parlait de Vélasquez sans voir que la robe de Pascale Petit était jaune-Baudelaire et les yeux de Maria Schell bleu-Ramuz. Pourquoi Ramuz? Parce que derrière les fantoches de Maupassant, derrière Jeanne et Julien, c’est le visage d’ « Aline » ou de « Jean-Luc persécuté » que filme Astruc. Pourquoi s’étonner ? On sait depuis longtemps l’admiration qu’il voue à l’auteur des « Signes parmi nous ». Et tout à l’heure pourquoi celui de « L’Albatros »? Parce que le premier plan d’Une vie frappe tout le film de son effigie baudelairienne. Parce que Maria Schell court à toutes jambes vers la mer et que la robe de Pascale illustre en guise d’écho le plus fameux vers de celui qui disait à Manet: « Vous êtes le premier dans la décadence de notre art ». On pourrait parler de Thomas Hardy, de Faulkner aussi et de la Charlotte Rittenmayer de « Palmes sauvages », transposée ici dans le personnage incarné par Marquand: mais Astruc en a déjà lui-même trop et tant parlé que les admirateurs du Rideau ont fini par chercher aujourd’hui midi à quatorze heures en s’étonnant de n’y rien trouver. Tout ceci prouve quoi? Qu’on parlait de peinture sans voir qu’Une vie est un film de romancier. Et de goût sans voir que c’est un film de barbare.
Le défendre contre ceux qui l’admirent mal, voilà desormais chose faite. Contre les autres, la tâche est plus facile, car Une vie est le contraire presque d’un film astrucien dans la mesure où nous avions enfermé Astruc à l’intérieur d’un système esthétique préfabriqué dont il s’évade aujourd’hui.
Peu importe que la version actuellement projetée dans les salles ne corresponde plus à celle que prévoyait le découpage. Peu importe que chaque scène soit systématiquement stoppée au montage en plein élan. Il faut admirer Une vie tel quel. Et, tel quel, Une vie se présente comme le contraire d’un film inspiré. La folie derrière le réalisme, disait Astruc dans une interview. Mais on l’a mal compris. La folie de Julien, c’est d’avoir épousé Jeanne et celle de Jeanne d’avoir épousé Julien. Un point c’est tout. Il ne s’agissait pas de tourner La folie du Docteur Tube, mais de montrer qu’un homme des bois et une femme d’intérieur qui s’aiment, c’est de la folie. A dire vrai, Une vie décontenance les plus chauds partisans d’Astruc, comme Le plaisir avait décontenancé ceux qui croyaient connaître Maupassant. En effet, alors que l’on attendait Astruc le lyrique, ce fut Astruc l’architecte qui survint.
Une vie est un film prodigieusement construit. Employons donc pour illustrer notre propos des images empruntées à la géométrie classique. Un film peut se comparer à un lieu géométrique, c’est-à-dire à un ensemble de points jouissant d’une même propriété par rapport à un élément fixe. Cet ensemble de points, si l’on veut, c’est la mise en scène: et cette même propriété commune à chaque instant de la mise en scène ce sera donc le scénario ou, si l’on préfère, l’argument dramatique. Reste alors l’élément fixe, ou mobile même éventuellement, et qui n’est autre que le sujet. Or, il se passe la chose suivant. Chez la plupart des cinéastes, le lieu géométrique du sujet qu’ils prétendent traiter ne dépasse jamais les lieux de tournage. Je veux dire que, l’action de leur film peut bien se dérouler sur d’immenses étendues, la plupart des cinéastes ne pensent pas leur mise en scène au-delà de l’étendue de leur plateau. Astruc, lui, au contraire, donne l’impression d’avoir pensé son film sur tout le périmètre exigé par le scénario, ni plus, ni moins. On ne voit dans Une vie que trois ou quatre paysages de Normandie. Et le film donne cependant la fantastique impression d’avoir été médité à l’échelle réelle de la Normandie, comme Tabou l’avait été à celle du Pacifique ou Que Viva Mexico à celle du Mexique. Les références sont peut-être exagérées. Mais elles sont là. Le fait est trop remarquable pour omettre de le signaler. Il l’est d’autant plus d’ailleurs qu’Astruc et Laudenbach ont délibérément joué la difficulté en ne montrant, on vient de le dire, que trois ou quatre aspects du bocage normand. Car ce n’est pas de montrer la fôret qui était difficile, c’est de montrer un salon dont on sait que la fôret est à dix pas. Ce n’est pas de montrer la mer qui était encore plus difficile, mais une chambre dont on sait que la mer est à sept cents mètres. La plupart des films sont construits sur les quelques mètres carrés du décor visible dans l’oeilleton. Une vie est conçu, écrit et mis en scène sur vingt mille kilomètres carrés.
Sur cet immense espace invisible, Astruc a instalée ses coordonnées dramatiques et visuelles. Entre l’abscisse et l’ordonnée aucune courbe ne vient s’inscrire qui correspondrait à un mouvement secret du film. La seule courbe, c’est, soit l’abscisse, soit l’ordonnée, ce qui correspond par conséquent à deux sortes de mouvements, l’un horizontal, l’autre vertical. Toute la mise en scène d’Une vie est axée sur ce principe élémentaire. Horizontale est la course de Maria Schell et Pascale Petit vers la grève. Verticale, l’inflexion de Marquand qui accueille sa partenaire sur le môle du port. Horizontale, la sortie des mariés après le repas de noce. Vertical, le coup de couteau qui dégraffe le corsage. Horizontal, de nouveau, le mouvement de Jeanne et Julien qui se vautrent dans les blés. Vertical, de nouveau, celui de la main de Marquand qui saisit le poignet d’Antonella Lualdi, etc. Pour Astruc, mettre en scène Une vie a consisté très simplement à mettre en valeur l’un de ces deux mouvements, horizontal ou vertical, dans chaque scène ou chaque plan ayant sa propre unité dramatique, et de le mettre en valeur avec brusquerie, en laissant dans l’ombre avant ou après lui, tout ce qui n’est pas ce mouvement brusque.
Ce genre d’effet, cette violence méditée, Astruc, dans Les mauvaises rencontres, l’utilisait encore comme Bardem: au changement de plan, sur une porte qui s’ouvre, un verre qui se brise, un visage qui se détourne. Dans Une vie, au contraire, il l’utilise en cours de plan, poussant si loin la leçon d’un Brooks et surtout d’un Nicholas Ray que l’effet en devient presque la cause. Ce n’est pas Marquand entraînant Maria Schell hors du château qui est beau, c’est la soudaineté avec lequel il le fait. Et cette soudaineté des gestes qui font démarrer le suspense toutes les trois minutes, cette discontinuité latente dans la continuité, nous l’appellerons le coeur révélateur d’Une vie pour bien montrer la parenté de ce film faussement prétendu froid avec le vrai maître du mystère, Edgar Poe, l’auteur le plus abstraite du monde.
Tout comme Amère victoire, Une vie est un film formidablement simple. Et simplifier ne veut pas dire styliser. Astruc s’oppose ici à Visconti auquel il serait idiot de le comparer. Dans Nuits blanches, Maria Schell était certes plus efficacement utilisée. Mais dans Une vie, elle l’est de façon plus juste et plus profonde. En son temps, Maupassant était sans doute un auteur moderne. Paradoxalement donc, la meilleure façon de trouver le vrai ton dix-neuvième siècle, c’était de donner à l’affaire un ton franchement 1958. Astruc et Laudenbach y ont réussi magnifiquement. Je n’en veux pour preuve que l’admirable réplique de l’admirable Christian Marquand à la femme qui lui a offert sa dot et son château: « A cause de toi, j’ai gâché ma vie ». Autre exemple encore: autant Jean Claude Pascal portant Anouk Aimée dans ses bras était démodé, autant ici la même attitude avec Marquand et Maria Schell paraît moderne.
Une fois que l’on aura dit un bien fou de Pascale Petit (sur qui Astruc a refait le phénoménal travail de Renoir sur la Françoise Arnoul de French Cancan) qui court dans le sous-bois aussi bien qu’Orvet et se cache sous les draps mieux que les fillettes de Vadim, on n’aura pas encore tout dit. Au seuil de l’inconnu, tel pourrait être le titre d’Une vie plutôt que celui d’un film de science-fiction. Car Une vie force le cinéma à porter ses regards ailleurs.
Jean-Luc GODARD.
(Cahiers du Cinéma nº 89, novembre 1958, pp. 50-53)
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