LE CŒUR REVELATEUR
par Frédéric Majour


La proie pour l’ombre est d’abord un film tactile. Les corps se frôlent, se touchent, les caresses abondent... Tactile et textile. Le geste est aussi parole. Chez Buñuel, il permet à l’acteur de ne pas trop penser à son personnage. Chez Klossowski (via Zucca), il trahit ce que pense le personnage, jusqu’à exprimer le contraire de ce qu’il dit; chez Astruc, c’est encore différent: le geste exprime le sentiment: désir, jalousie..., il dit ce que ressent le personnage, sur l’instant, mais ne dit pas la vérité. D’ailleurs, pour qu’une vérité se dise, il n’est souvent besoin d’aucun geste, d’aucune parole. Ainsi le finale, magnifique, sirkien, à l’aéroport du Bourget où s’opposent le silence marmoréen de Gélin (s’éloignant définitivement, au bras de sa maîtresse, de celle qu’il n’a pas su aimer) et les paroles à peine audibles, car couvertes par le bruit des réacteurs, de Girardot (femme enfin libre mais terriblement seule, criant à son amant qu’elle ne l’aime plus). Ce qui se dit là, avec force, n’a rien d’une révélation. Le film nous l’avait appris depuis le début: une femme moderne, émancipée mais matériellement dépendante de son mari, rencontre un autre homme, idéaliste, qu’elle aime avec autant de passion que d’angoisse car consciente des dangers que représente pour elle l’amour-passion. Une contradiction que seule la mise en scène est à même de traduire. Dans La proie pour l’ombre cela commence par le choix du Cinémascope qui permet à Astruc d’intégrer pleinement ses acteurs au décor, qu’il s’agisse d’extérieurs, essentiellement urbains (Paris et les grands ensembles - Gélin construit dans le film des immeubles), ou d’intérieurs, surtout modernes (de la galerie d’art à la villa bourgeoise en passant par le studio d’enregistrement), qui surtout lui permet de déplacer sa caméra (ex stylo) - selon un mouvement qu’on qualifie volontiers de premingerien -, sans avoir à choisir, du fait du cadre élargi, entre l’acteur et son environnement, trouvant ainsi l’équilibre qui manquait jusqu’à présent à ses films, par trop littéraires. Equilibre d’autant plus nécessaire qu’il s’agit ici de filmer des moments de crise et non ce qui se passe en dehors des crises - le temps intercritique -, comme par exemple chez Antonioni. On peut d’ailleurs voir La proie pour l’ombre comme un film-tension, entre classicisme américain et modernité européenne, entre Preminger et Antonioni, dont l’enjeu serait: comment filmer un personnage antonionien (Girardot) à la manière de Preminger.

On sait qu’au départ Astruc avait commencé à écrire son film avec Françoise Sagan (écho au Bonjour tristesse de Preminger?) - le film s’intitulait alors La plaie et le couteau, titre baudelairien tiré de L’HéautontimorouménosJe suis la plaie et le couteau!/Je suis le soufflet et la joue!... ») -, une collaboration dont il ne reste plus grand-chose, hormis le milieu mondain dans lequel évolue l’héroïne (sans oublier sa voiture de sport!), Astruc et Brûlé, le nouveau scénariste, qui était celui de Vadim, jouant ici jusqu’au bout la carte de l’aliénation féminine, l’héroïne, bien que socialement émancipée, restant prisonnière de ses contradictions internes, une vision que d’aucuns ne manqueront pas de trouver misogyne. S’il ne fallait retenir qu’un seul moment du film, qui témoigne de l’équilibre trouvé par le cinéaste pour rendre compte de ces états de crise que traversent les personnages, ainsi que du regard qu’il porte sur la femme, ce serait sans conteste le plan-séquence dans le studio d’enregistrement où Girardot, suivie par Gélin, retrouve Marquand (l’amant) le temps d’une pause - on y enregistre la célèbre cantate 51 de Bach. Plan-séquence de sept minutes, peut-être le plus beau de toute l’œuvre d’Astruc: élégance des mouvements de caméra, évoluant au rythme des différentes réactions (empressement, surprise, inquiétude, émoi...) manifestées par l’héroïne, elle-même organisant l’espace par ses déplacements, sous le regard des deux hommes; puissance du cadrage, s’approchant au plus près des personnages quand l’émotion est à son comble, à l’instar du deuxième mouvement (le récitatif) de la cantate de Bach que l’orchestre venait juste d’enregistrer avant que la séquence débute et que les personnages, à l’invitation de Marquand, se mettent à écouter religieusement. A la fin, on réentend le dialogue du début (le magnétophone ayant continué de tourner après l’enregistrement du récitatif), quand Girardot dit à Gélin, alors qu’ils sont seuls, que tout est fini entre eux. Furieux que leur petite conversation soit ainsi dévoilée, celui-ci lance au maître des lieux: « Bravo, c’était très réussi votre mise en scène ». On ne saurait mieux dire...

 

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2012 – Foco