FAUBOURG ST MARTIN
par Louis Skorecki


Faubourg St Martin ça débute comme une histoire d’amour et ça finit comme une chanson. Clichés et refrains ponctuent le joli mélodrame feutré que vient de réaliser, après sept ans de chômage forcé, l’un des plus doués des jeunes cinéastes français, Jean-Claude Guiguet. Son premier film, Les belles manières, avait déjà planté le décor (l’amour peut-il traverser les barrières sociales?). Faubourg St Martin fait plus: il réinvente cette frénésie de bonheur, de chansons susurrées entre amants magnifiques, toute cette toile de fond sentimentale et populaire qui faisait le charme des films français d’après-guerre. Alors, c’est rétro? Populiste? Vecchialien et « Diagonale » en diable? Encore une de ces histoires nostalgiques des dernières séances d’antan, qui sentent le renfermé? Pas du tout. Faubourg St Martin réussit à éviter les pièges du second degré, de l’hommage respectueux aux stars du passé (et aux personnes âgées) avec une innocence et une légèreté qui le placent d’emblée hors du temps. Hors du temps et de la géographie: dans un hôtel presque insituable entre le Canal et la porte Saint-Martin, quelques êtres de passage vivent des passions brèves et s’expliquent. Ils parlent entre eux et, surtout, ils lui parlent, à elle. Elle, c’est Patachou. Une Patachou complètement inattendue dans un rôle impossible de tenancière d’hôtel. À la fois maman, confidente, patronne de bordel, maîtresse zen et cartomancienne, elle a une assurance qu’on n’avait pas vu au cinéma, depuis, disons, celle d’Anne Bancroft dans le dernier film de John Ford, Frontière chinoise. Elle lance deux phrases sèches de sa voix rauque et aussitôt le monde s’écroule et un autre se profile. Comme le fantôme des chansons sentimentales qu’elle chantait et que Guiguet a eu l’intelligence de laisser en réserve, quelque part à l’arrière plan de son film. Patachou ne murmurera aucune musique aucun refrain ne fera remuer ses lèvres et pourtant pris dans l’épaisseur mythique des histoires que le film brasse à la vitesse d’un Fassbinder cocaïné à l’oxygène pur, cet univers est bel et bien là. Un anglais aristo-snob se plaint à tout bout de champ (c’est Howard Vernon), une passante radote (Paulette Bouvet). Un vieux monsieur aide une jeune fille meurtrie. Mais surtout, leur vie sous la protection officieuse d’une quatrième au nom improbable Coppercage (Coppercage, c’est bien-sûr Patachou). Dans son hôtel, elle héberge, au mois, la marquise (Françoise Fabian) qui fait des passes avec élégance, peut-être pour nourrir son fils de dix ans, peut-être par ennui. Suzanne, une apprentie chanteuse à la voix acide (Ingrid Bourgoin, plus Arletty que jamais) et enfin Marie (Marie-Christine Rousseau), en train de découvrir, au moment où le film commence, que l’amour est une chose merveilleuse qui vous emmène au moins au septième ciel mais peut aussi, si l’on n’y fait pas gaffe, vous faire redescendre (sur terre) vite fait. L’amour de sa vie est un beau garçon grassouillet (Stéphane Jobert), qui sait parler aux femmes comme Gabin du temps de sa jeunesse. Il y a évidemment du drame dans l’air mais nous n’en dirons rien. On pense évidemment à Simone Barbès. Faubourg St Martin, aussi, se construit autour d’une triple intrigue faite des amours de ces trois femmes différentes, l’une avec son Roméo, l’autre avec un amant de passage ou avec son jeune fils, la troisième avec personne (le discret personnage d’homme à tout faire joué par Emmanuel Lemoine lui avoue son amour trop tard, quand le film est déjà fini). Plus une myriade de mini-événements émouvants, musiqués classique ou populo: un accordéon lyrique sait parfaitement, faire chanter à l’improviste les images, la chanson n’arrivant que par un tour de force de dernière minute: c’est le repas de mariage des deux amants et Fabian se met soudain, avec une douceur terrible, à chanter: « Ah! je suis bien votre pareil, ah! je suis bien pareille à vous ». La délicatesse mélodique est telle que les paroles d’Aragon s’effacent pour faire place à la joliesse insensée de la musique de Ferrat. Ces paroles d’Aragon sont pourtant l’âme du film: dans la plus belle scène où Patachou rencontre pour la première fois le jeune amant de Marie, elle lui glisse dans un souffle qu’ils se ressemblent tous les deux (« On serait même plutôt de la même famille ») avant de le congédier d’un « Va! Reviens demain » qui ne peut s’adresser qu’à un fils, un semblable ou un double. C’est parce qu’il a su faire passer ce souffle d’inceste tendre et de poésie que Guiguet, avec quatre sous, a réussi le plus beau film qu’on ait vu à Cannes depuis longtemps.

(Libération, mai 1986)


 

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