LA VISITEUSE par Joachim Lepastier
Où est la vie dans La visiteuse, ce court-métrage (ou plutôt segment du film farandole L’archipel des amours) de Jean-Claude Guiguet?
Assurément, dès le générique, dans la musique guillerette de son ouverture semblant annoncer le nerveux lever de rideau d’un impromptu sentimental. Pizzicati puis douce partition pour instruments à vent. Le genre d’air qui introduit les opus (faussement) légers de Renoir ou de Guitry. Et de fait, La visiteuse ne cache pas, comme ses deux glorieux aînés, sa filiation théâtrale: décor unique du salon d’une grande maison, écrin pour deux actrices, deux visages, deux voix.
Mais vite la première image du film vient quelque peu contredire l’élan de cette aubade introductive. Une femme allongée sur une méridienne. Une pose picturale, mais pas vraiment alanguie. Une femme fort belle, mais peut-être d’un âge trop mûr pour jouer à l’odalisque. Endormie? Toute abandonnée à son songe secret ou même déjà morte? On en a presque peur. La musique fringante arrive à ses dernières notes. « Où est la vie? » continue-t-on par se demander. S’est-elle déjà évanouie? Arrivons-nous trop tard? Quelques fractions de secondes, on en a peur.
Mais vite, la vie revient. La sonnette à la porte réveille la femme alanguie qui se lève d’un pas vigoureux et réveille même le chat qui dormait à côté d’elle. Le bond du félidé a même droit à un plan à lui tout seul, animant un intérieur digne d’un tableau de Vuillard où le vrai sentiment de confort naît de sobres rapports graphiques et d’un chaleureux équilibre de couleurs.
Pourquoi insister sur ces quelques plans, le prologue d’un film déjà court (pas plus d’une dizaine de minutes)? C’est parce qu’ils installent déjà une note que le reste du film va moduler avec une résonance inouïe.
Cette note, c’est celle d’une vibration tapie sous le sommeil, trop secrète pour être partagée, une vibration sentimentale qu’on ne pensait plus pouvoir ressentir et que l’on (re)découvre avec douceur et douleur, à la fois. Manifeste et secrète, cette vibration prend possession de soi mais ne se partage pas. Elle irradie progressivement l’écran (jusqu’au dernier regard bouleversant de Françoise Fabian), mais reste intrinsèquement liée à une pudeur naturelle qui empêcherait d’avouer (même à soi-même) la manifestation de cet affect.
Pour que celui-ci prenne son ampleur, il faudra être pris à témoin de cette rencontre entre deux femmes au tournant décisif de leurs vies sentimentales, la « visiteuse » et la « visitée » (par cette indicible vibration). Entre ces deux femmes, on parle direct en apparence. On est venu s’avouer des peines et des ruptures, mais « sans faire de manières ». De fait, le dialogue, simple, tranchant et profond comme les meilleures paroles de chansons, cherche à mettre les mots sur les maux. Le discret hiératisme installé par la parole est justement battu en brèche par une caméra plus alerte qu’elle n’en a l’air, avide de travellings de recadrages comme autant de pas chassés accompagnant les déplacements de deux femmes, mais surtout friands de resserrer l’attention sur les expressions des visages. A la petite pièce théâtrale tissée par le scénario, la mise en scène répond par une discrète variation picturale alternant instantanés domestiques et fugitifs portraits. La suite de variations perceptibles sur les visages dessine à elle seule la géographie en mouvement d’un émotion venue coloniser deux âmes. Aux barrières intimes dressées par les mots qui enjoignent de ne plus jamais se faire prendre au piège des sentiments, répond la subtile chorégraphie de ce ressac émotif qui progressivement viendra saper jusqu’aux défenses les plus affirmées. De ce mouvement de balancier naît le plus simple mais aussi le plus bouleversant des échanges. Celle qui dominait les sentiments se laisse à nouveau submerger par eux, tandis que celle qui pensait être anéantie par un chagrin d’amour aura la certitude de pouvoir un jour aimer à nouveau.
Et si précisément, La visiteuse se clôt sur l’un des travellings les plus poignants qui soit, c’est parce que ce mouvement de caméra semble mû par une respiration exacte. Parfaitement accordé au rythme de la chanson qu’écoute l’héroïne, il apparaît surtout porté par le souffle d’une renaissance. En dix minutes qui passent en un éclair, voilà un film qui aura mobilisé le meilleur du théâtre, de la peinture et de la musique pour cerner la plus indicible des rencontres: un nouveau face-à-face de soi-même avec ses propres sentiments.
Où est la vie dans La visiteuse? Dans ce dernier mouvement de caméra et ce dernier regard qui nous prend à témoin d’un fait que nous ignorions: oui, les statues pleurent aussi.
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