UN PAPILLON DANS L’ESTOMAC
Un fleuve qui charrie des images folles, rêves et cauchemars vomis par des hommes, sincèrement fous - follement sincères, qui marchent sans jamais s’arrêter. Au bout, le mur ou la liberté. Et toujours, la vérité. James Addison Reavis dans les monastères d’Espagne, Private O’Meara en territoire Sioux, les maraudeurs de Merrill derrières les lignes ennemies, Keys seul dans son arène... Un voyage halluciné dans le seul territoire qui mérite d’être exploré, celui de sa propre conscience. Des gros plans qui vous serrent le cœur, car les hommes y sont nus, et, hormis la peau, rien ne nous sépare de la tempête sous le crâne. Le visage de Rod Steiger me brûle encore quand, transpercé par les hurlements de Ralph Meeker, il choisit d’être ce qu’il est.
On ne cessera jamais de s’extasier devant les fulgurances, devant ces instants où, au détour d’un plan, la rupture d’un équilibre, dans le ton ou dans l’espace, retourne une scène dans un choc esthétique aussi novateur qu’inattendu. Alors je résiste au plaisir de m’y coltiner à nouveau, de compter les points qui s’accumulent sur l’hypothétique échelle du génie. Le cinéma ne se résout pas dans ces formes qu’on invente ou qu’on détruit (même si elles y participent); le cinéma est une affaire de regard. Ces fulgurances me hantent car elles s’inscrivent dans la démarche insensée d’un homme qui, sans peurs ni freins, entreprend à chaque film de porter un regard toujours neuf sur le monde qui l’entoure. C’est, à chaque fois, une opération à cœur ouvert dans la jungle birmane, dont le miracle de la réussite doit autant à l’exactitude des gestes (le « c’est arrivé ainsi ») qu’à l’absolue sincérité du discours (le « tu vas mourir »). Le cinéma de Fuller, c’est la lutte de l’homme pour sa survie, que Rossellini n’a - en fait - jamais tournée.
Les yeux dans les yeux ou la focale absolue.
Charles Bronson regardant Rod Steiger regardant Ralph Meeker avant d’abréger ses souffrances. Jeff Chandler observant par la fenêtre le lieutenant annoncer à ses hommes que l’enfer ne fait que commencer. Kristy McNichol confrontée - plan contre plan - au propriétaire du chien blanc. Des images déracinées, animées d’une flamme sèche et vibrante, qui se répondent dans un désert de solitudes (Run of the Arrow), un plan-monde où tout l’univers tient dans l’encadrement d’une fenêtre (Merrill’s Marauders), une vraie fausse expérience de télé-vérité où les symboles sont en première ligne (White Dog); mais à chaque fois la même scène, où un personnage se réalise - en action ou en pensée - dans son rapport à l’autre. La distance qui sépare la caméra de Fuller de ses personnages est toujours celle d’un instant de vérité. Distance qui se refuse tout à priori, ni même - et surtout pas - celui de l’objectivité. Une caméra qui n’est à hauteur ni des hommes ni des dieux, mais partout et tout le temps à la fois. Chaque plan est un regard total, chargé d’une force émotive qui n’est pas celle de l’évidence, mais celle de la conviction. Car ces images sont toutes marquées en leur coin par une présence indélébile, celle de Samuel Fuller, point d’exclamation ininterrompu qui fait vibrer le plan d’un cri sourd, qui lui donne sa respiration. C’est ce souffle qui nous rend les mots et visages si proches, objets infinis d’un regard halluciné. Samuel Fuller est (grand) cinéaste, en ce qu’on le devine présent, debout, derrière chaque plan.
Filmer avec ses tripes.
Le béret rouge de Kristy McNichol suspendu dans les eaux de Venise (White Dog). Un bloc image arraché au néant, qui annihile, par la force de son incongruité, toute possibilité de réconciliation: l’espace et le temps de la scène se sont évanouis dans la violence de la rupture, où le sens ne se cherche ni se construit, mais s’offre dans la stupeur de l’instant. Samuel Fuller est l’ennemi du subtil. Ses images sont animées d’une telle foi dans la force de la représentation qu’elles s’offrent sans détours ni subterfuges. Quand Constance Towers rencontre sur son chemin l’enfant dans son berceau (The Naked Kiss), dans un délire de grimaces qui ne peut que rebuter les esprits lisses, l’énormité de cette scène improbable tient, d’une part, à ce que rien ne l’a auparavant annoncée ou même préparée, et, d’autre part, à ce qu’elle déborde, dans une plénitude un peu sauvage, de ses intentions. S’y réalise la coïncidence absolue - dans l’espace et le temps du plan - entre le désir de montrer et la nécessité d’être vu, qui ne peut se faire qu’au prix de la négation de l’objet du regard, qui n’existe plus alors que dans la force de son énonciation. Car Fuller est aussi l’ennemi du réel. Son audace réside pour beaucoup dans cette capacité à sans cesse repousser les limites de ce qui peut être montré et ce qui ne le peut pas, ou, plus exactement, de ce qui peut être vu et de ce qui ne le peut pas, pour un spectateur engourdi par mille kilomètres de pellicules atones, engluées dans le triste postulat du Réel. S’il entre, aussi, une part de provocation dans cette démarche - une certaine manière de ruer dans les brancards, de braver les tabous et les conventions, elle est surtout l’expression de ce désir violement sincère - cet impératif - de filmer les choses non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit. Telles qu’il les ressent. A l’estomac, pourrait-on dire. Fuller filme avec ses tripes.
Montrer l’inconcevable. L’unique.
Ce montreur infatigable est avant tout un témoin. L’énormité de son regard est simplement celle de son temps. Fuller cinéaste restera à jamais cet homme, ce soldat, qui s’est retrouvé un jour de mai 1945 caméra au point face à l’indicible, lorsque son régiment libérait le camp de Falkenau. S’il peut sembler vain de re-découvrir dans ces premières images filmées la genèse d’un cinéaste - surtout quand elles nous parviennent commentées, re-visitées, par Fuller lui-même après trente films - on reste fasciné par la cohérence d’une démarche intacte. Jusqu’à cette scène inouïe où un général russe doit annoncer aux hommes qui lui font face leur mort certaine: ce qui intéresse Fuller ici, c’est moins l’insoutenable évidence de cette mort, que sa prise de conscience, son assimilation et son énonciation, par l’homme qui la prononce face à ceux qui la subissent. Ce général pourrait s’appeler Merrill. Mais ce qui fascine surtout, c’est cette obsession, martelée par Fuller comme une profession de foi, d’avoir filmé là ce que personne avant lui n’avait vu ni filmé. Peu de cinéastes ont su, ont voulu, épousé leur époque avec une telle rage et une telle intégrité. Chacun des films de Fuller répond à une double nécessité, celle de montrer « ce qui s’est passé », travaillé par les faits d’une Histoire qui se fait histoires, et celle de le raconter comme jamais avant lui. Présent à Falkenau, les yeux collés au viseur quand les autres ne pouvaient que détourner le regard, il sera, cinéaste, toujours présent derrière chacune de ces images, comme témoin de son temps.
La fatigue et les larmes. La force de l’émotion.
Une époque traversée par des personnages en quête d’absolu, travaillés au corps, jusque dans leur chair, par les conflits et les incertitudes. C’est dans la continuité du plan que Fuller traque ces instants où le visage s’anime, où l’esprit vacille; il sait que le temps du cinéma est avant tout celui du plan, ce plan qui se gorge dans sa durée de tous les désirs et de toutes les tensions. Le plan de la fatigue et de la transpiration, le plan du souffle court et du cœur qui lâche, le plan de soulagement et de l’exultation. Une durée qui n’est pas celle du temps objectivé, mais celle des seules émotions, qui se nouent et se dénouent dans leurs contradictions, pour délivrer en leur cœur ce soupçon d’humanité que guette Fuller. Je connais peu de moment de cinéma aussi simplement bouleversant que celui du surgissement des larmes sur le visage éteint de ce soldat de Merrill quand il renaît au monde dans un instant de répit. La plénitude frontale des deux plans qui lui font face - la femme, l’enfant -, icônes de vie qui recueillent les larmes dans le silence des sourires et les soubresauts d’une respiration reconquise. Ou encore, la marche ininterrompue du sergent quand l’enfant s’effondre sur ses épaules (The Big Red One). La violence de ces regards éteints qui ne se croiseront plus, celui d’un vivant-mort et celui d’un mort-vivant, mobile fixe longeant la berge baignée par le couchant dans une inertie funèbre. Quelque chose se passe alors qui nous vient de très loin, par delà les colères et les peurs qui s’impriment dans les chairs, du tréfonds des âmes et des cœurs, un sentiment de vie - ou de mort - qui baigne le plan et le fait imperceptiblement trembler de sa présence, quelque chose du battement d’ailes d’un papillon.
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2009 – Foco |