LES MARAUDEURS ATTAQUENT Avec Merrill’s Marauders,
Samuel Fuller aura enfin réalisé
son premier film, un film de sang et de honte, de gloire et de boue, un film d’homme. Nous ne pouvions considérer, la lucidité aidant, ses réalisations
précédentes que comme des essais fulgurants ou timides, les brouillons d’un
film complet qui serait
un jour l’assurance totalle
de son génie: Merrill’s
Marauders est donc
« le » film de Fuller. Le scénario n’a que bien peu d’importance.
L’aventure des maraudeurs, ces trois mille héros qui en Birmanie barrèrent la
route aux Japonais, est à la fois réele et rêvée: elle se déroule dans
l’Histoire, c’est-à-dire dans un temps et un espace définis, mais elle se
situe surtout en dehors des temps coutumiers et des terres battues. Fuller, comme Lang et Cottafavi, n’est pas seulement un homme qui a les pieds sur notre terre,
c’est surtout l’inventeur d’une condition tragique de l’homme cherchant à briser toutes les conventions de la vie et de la mort, de l’amour et de son destin. Il possède son champ de bataille
personnel. Comme tous les
cinéastes d’action, comme tous les grands cinéastes, c’est un moraliste. Puisqu’en auteur complet Fuller a écrit son scénario et ses dialogues, il a défini, comme il ne l’avait jamais fait jusqu’à présent avec autant de précision et de clarté, ses héros et leurs gestes, sa morale et les grandes lignes de son action. Pour la première fois aussi, sa défense de
l’amitié particulière est illustrée sans réserve. Deux hommes, un général et
un lieutenant, se parlent à demi-mot, échangent des regards brûlants, sans
que leurs camarades, mais un général n’est-il pas un homme seul, fassent la
moindre allusion: la connivence est de rigueur. Merrill, tendu dans sa
solitude haute comme tout chef à la fois haï et respecté,
va jusqu’à confier à son médecin: « Je l’aime bien, ce garçon... », et cette phrase tombe dans un silence complice, comme une confidence intime où seul
un adverbe est de trop. Cette amitié impossible finit en haine. La solitude de
Merrill, son destin d’homme
disponible à la mort avec mépris,
lui interdisaient tout épanchement, toute ressemblance avec une autre qualité d’homme. La théorie de l’échec chère à Fuller (l’Homme est un aveugle qui ne sait pas la vie,
comme un dormeur debout au milieu d’un monde où l’absurde fait loi) trouve ici sa
justification la plus claire dans
cette situation où deux hommes trop
liés l’un à l’autre par sentiment ne peuvent
vivre la même vie. La maladie
de coeur de Merrill n’est
dans ce sens qu’un symbole
et lorsqu’il s’écroule, tordu dans la douleur par une crise cardiaque, c’est afin de permettre à Stock, son beau lieutenant généreux, de mener à terme son action de chef. A la guerre, l’homme est nu devant la mort, sans autre défense que son combat contre la
peur et la mémoire. Les hommes de Merrill, ces maraudeurs inhumains qui tiennent plus du chacal ou du jaguar ivre que du soldat d’élite, sont anonymes. Leurs noms leur appartenaient gravés sur de petites plaques de métal
quand ils étaient des hommes. Après leur fin ils resteront sur de modestes
tombes! les morts n’ont pas de passé. Une des scènes les plus révélatrices du
film de Fuller est celle où un blessé, soigné inutilement par un pauvre médecin
de bataillon, se dresse, s’accroche à l’uniforme de son général en hurlant et
demande des nouvelles d’un de ses compagnons qu’il a vu, dit-il, tomber à ses
côtés, alors que cet homme n’est autre que lui-même: la guerre tue les hommes
avant la mort. Cette scène, comme beaucoup d’autres, atteint le sublime. Jamais, sauf quelque part chez Walsh (Les nus
et les morts) ou
chez Cottafavi (Les
légions de Cléopâtre),
on n’avait été aussi loin du côté de la révélation, du côté des frontières humaines: « Si je respire,
je peux mettre un pied devant l’autre... » dit Merrill, et il avance vers l’inconnu,
raidi par la souffrance, traînant les pieds dans une eau où le sang n’a plus de couleur. Ce plan est peut-être le plus beau de
tout l’oeuvre de Fuller, c’est
l’un des plus beaux du Cinéma. Amitié et souffrance, haine et solitude,
guerre et destin, absurde
et silence, le premier film de Samuel Fuller est aussi son tableau le plus complet
de l’aventure humaine sur une terre
qui n’appartien pas à l’homme
mais à des forces inconnues
qui le broient. On tue dans Merrill’s Marauders
comme dans aucun film que je connaisse: à la mitrailleuse, à
la grenade, à la baïonnette et au poignard. Si Fuller avait eu le temps, il aurait peut-être utilisé le lance-flamme. Un geste précis et une silhouette danse d’une façon
grotesque, un ou deux secondes avant de mordre la terre, la boue ou les cailloux
de cet immense champ de la honte
où, comme partout ailleurs, les vrais hommes désertent la vie pour s’avancer plus sûrement vers leur mort. Le courage ressemble à une grimace ou plutôt à un sourire crispé devant l’image inconnue de soi-même, quand il ne rest plus de balles dans le chargeur et que l’air est rempli
d’un nuage de sauterelles
tueuses. Il faudrait avoir la place d’un livre pour parler du film de
Fuller. Qu’on sache pourtant que la photographie en est admirable, lumineuse et sombre avec des soleils de sang et des éclatements
d’obus comme n’en vit jamais
Apollinaire. C’est un film noir et blanc comme la lumière, où les couleurs sont autant d’objets inquiétants ainsi que dans « La bataille » de Paolo Uccello. C’est aussi un film muet. La parole écartelée par le silence n’est qu’une méditation où l’effort du spectateur a la plus grande
part, la bande sonore dans son ensemble remplaçant heureusement la musique, déficiente ici comme dans tous
les autres films de Fuller. On n’y
prête pas attention, comme
à certaines conventions du genre imposées par le scénario:
explications préliminaires, cartes
géographiques, sorte de cartes d’état-major
pour le grand public, où Fuller expose sa tactique dans
un Extrême-Orient de feu. Il est inutile de parler de la mise en scène. Le
moins qu’on puisse en dire, c’est qu’elle est lancée en coup dans l’oeil du
spectateur, peu habitué à une telle crudité dans l’expression, sauf s’il
connaît déjà Joseph Losey et Raoul Walsh. Il faudrait étudier le travail de
Jeff Chandler qui constitue son testament et la seule expression de lui-même
destinée à passer à la postérité: son masque sculpté dans la dureté, casqué
de gris et suant une volonté inhumaine, presque divine, comme dans toute
tragédie, apparaît noble et hautain, avec des regards vrais de cruauté. Les
autres maraudeurs sont aussi grands que lui: je me permets de les citer à
l’Ordre du Cinéma sans craindre le ridicule. Sur les milliers de gens qui
nous font perdre du temps dans les salles noires, ceux-là méritent de ne pas
être oubliés. Leurs visages et leur gestes comptent. Fuller, avec Merrill’s Marauders,
a inventé un peu plus le Cinéma. Dorénavant il marche sur la corde raide. Aucun
faux pas ne lui sera permis. Paul AGDE. (Présence du
Cinéma nº 14, juin 1962, pp. 64-66) |
2009 – Foco |